Voyez-vous dans cette chambre solitaire, au fond de ces appartements dorés, que garde une armée de laquais à livrée éclatante, ce riche assis dans un fauteuil, pâle et courbé comme un vieillard ? C’est Raphaël. Devant lui, dans un cadre, et entourée d’une raie rouge qui dessine exactement ses contours, est suspendue la peau de chagrin. Les jours du jeune homme que nous avons vu supporter le malheur avec une ironique fierté s’usent à contempler ce tableau fatal qui renferme sa vie. C’est avec horreur qu’il observe chaque rétrécissement du talisman diabolique ; pour en arrêter les progrès, il interdit toute pensée à son esprit, tout plaisir à ses sens, tout désir à son cœur ; car, pour lui, désirer, c’est mourir. Mais les passions viennent le poursuivre jusque dans cette existence d’huître, où il s’est réfugié pour végéter quelques instants de plus. En vain il se cramponne à la vie, le talisman décroît chaque jour. Pour éviter les chances d’un duel, il souhaite la mort de son adversaire et le tue ; mais il est suicide en même temps qu’assassin, et la peau de chagrin, diminuant avec une effrayante rapidité, reste dans sa main, à peine grande comme une feuille de peuplier. Enfin, succombant sous cette implacable fatalité qui l’écrase de sa main de fer, et dans un transport de désespoir, il concentre toute la puissance de son désir pour se délivrer d’un seul coup de cet infernal
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de ces deux caractères, que cette passion qui, dans l’âme de Raphaël, vient mêler ses fleurs empoisonnées aux cuisantes épines de la pauvreté ; car il aime et n’est pas aimé. Tout ce que le cœur d’un homme peut renfermer de sentiment ardent et profond échoue devant l’élégant et froid égoïsme de cette femme, qui vit dans une atmosphère passionnée, comme la salamandre dans le feu, sans brûler. Poussé par le double désespoir d’un amour malheureux et d’une insupportable misère, Raphaël va se jeter à la Seine, lorsqu’une idée, reste de bonne éducation, l’arrête. L’eau jaune et sale, le grand jour, les barques philanthropiques de M. Dacheux, les ignobles filets de Saint-Cloud lui font horreur. Il attendra la nuit pour se tuer, et, afin de tuer le temps jusque-là, il entre dans ce magasin d’antiquités du quai Voltaire, que tout le monde connaît. Là, il devient acquéreur, nous ne dirons pas comment, d’un talisman, chose extrêmement rare de tout temps, et surtout au xixe siècle ; ce n’est pourtant qu’une simple peau de chagrin ; mais que de vertus dans cette peau ! Tous les désirs de son possesseur sont sur-le-champ accomplis. Une petite condition est, il est vrai, attachée à l’exercice de cette puissance surnaturelle. À chaque souhait, la peau de chagrin doit se rétrécir, et la vie du maître s’user d’autant : l’une est invariablement liée à l’autre. Après tout, c’est peu de chose auprès du pacte de Faust et Méphistophélès ; et quel est le pauvre diable prêt à se noyer qui s’arrête à pareille bagatelle ? Raphaël, à moitié incrédule, conclut le marché, et, pour première épreuve de son pouvoir, demande une journée entière de jouissances fortes et raffinées, souhait naturel et pardonnable à qui n’a guère connu de la vie que les privations et la souffrance. Aussitôt, et par enchantement, une fête splendide, une royale orgie, digne de Trimalcion, s’offre à lui avec toutes ses magies, toutes ses voluptés. Il veut être riche ; un immense héritage lui tombe du ciel ou des grandes Indes, ce qui revient au même ; mais déjà la peau de chagrin est déjà sensiblement rétrécie, et ici l’auteur déroule à nos yeux un étrange spectacle.