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absence de la réalité qui inquiète ; alors, charme de ces songes délicieux qu’on bâtit comme on les veut, sans autres frais que la pensée. Pour le soldat, l’image du petit chapeau apparaît au milieu des braises capricieuses de son foyer ; il la dévore de l’œil, la caresse de sa pincette, et souvent l’image revient constante au foyer, car son type demeure fidèle au cœur du vieux brave.

Sans horloge qui indique un terme à ses veilles, le portier du camp jette un regard aux maisons qui entourent la sienne : par exemple, celles de Mons et de Maubeuge… Les fenêtres se dégarnissent de clarté, les lumières s’éteignent ; il allume la sienne et va se coucher.

Heureux portier !

Cependant, demain, il sera matinal. Une pensée patriotique surgie en son cerveau nécessite un travail assidu de sa part. Tourmenté par ces bruits de guerre qu’accrédite un spéculateur, qui font trembler un diplomate et qu’un vieux soldat accueille toujours avec joie, lui aussi tient à dire ses deux mots à l’ennemi. Il veut prévoir tous les cas. Il a donc disposé son fusil de munition et doit planter à la frontière un énorme écriteau où il a tracé cette formule de son nouvel état : Parlez au portier, s’il vous plaît !

5 janvier 1832.
XXXVII.
PROGRÈS DE L’OPINION PUBLIQUE.

Ce soir-là, c’était fête à la cour. Car à présent la cour festoie que c’est une bénédiction ! Grande soirée, pour la clémence du Russe envers les Polonais ; concert pour chanter la gloire du vainqueur de Lyon ; bal paré, où l’on remarquait madame de Feuchères, et auquel ne fut pas invité l’indiscret M. Hennequin.

Ce soir-là, c’était seulement un concert de famille, un divertissement incognito, caché de la sorte dans la louable intention sans doute de ne point blesser les oreilles de ceux qui ne se divertissent pas du tout. Aussi la réunion avait-elle lieu dans les petits appartements, au rez-de-chaussée du pavillon Marsan ; et les sons mélodieux allaient se perdre en tourbillonnant dans les larges échos du Carrousel, sans troubler la misère, c’est-à-dire le repos des rues de la capitale.

Séduit par ces accents, un garde national, sorti du poste royal, s’arrête et écoute… Un piano parle, une voix l’accompagne, cette voix paraît être celle d’une jeune princesse ; le soldat, citoyen et dilettante, se laisse ravir par ce charme ; il monte sur une borne, colle sa tête contre les volets, et le voilà tout oreilles…

Mais un camarade l’aperçoit, qui vient détruire son estimable illusion :

— Veux-tu bien descendre, lui crie-t-il, qu’ils vont te faire payer, s’ils te voient.

On nous permettra de taire le nom du grenadier estimateur, dans la crainte que cette révélation ne lui fasse infliger la croix d’honneur.

5 janvier 1832.