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parle pour ne rien dire, regarde sans voir, marche timidement à tâtons, mais graisse la patte à un limier pour avoir flairé une révolution dans une colonne du Figaro, ou pour avoir saisi une bulle de savon.
10 mars 1831.
XI.
DES JAMBES DE CAVÉ ET DES BRAS DE MOREAU-SAINTI.

Cavé ne sera point réengagé, dit-on, par la nouvelle direction de l’Opéra-Comique. Un journal effraye son abonné par cette phrase en lettres italiques : On ne le remplacera jamais ! Et, pour la première fois, on se demande ce que c’est que Cavé.

Sous le rapport vulgaire du chant et de la diction, on l’ignore encore. Il sera suffisamment remplacé tant que son emploi restera vacant. Mais il est une fraction de Cavé qui offre un mérite rare, qui à elle seule serait digne de la plume d’un historien : ce sont ses jambes. Là s’est réfugiée toute la fougue du talent lyrique, dramatique et champêtre de l’acteur.

Un ami de Cavé lui conseillait un jour d’entrer en scène sur la tête. Il espérait beaucoup du jeu plein d’expression de ses tibias intelligents.

Mais pour n’avoir pas su utiliser ainsi un talent subversif, tant de mérite n’est devenu qu’un fléau scénique.

On ne se figure pas la foule de petits malheurs occasionnés par la pantomime gigotante de Cavé. Et si de grands effets n’ont souvent que de petites causes, attribuons-lui, pendant que nous y sommes, la ruine du théâtre qui a le bonheur de le posséder.

Qui n’a cru découvrir, en effet, la solution du mouvement perpétuel dans le balancement poétique de cet acteur, dont les jambes sont en état continuel de crispation ; qui jette toujours son corps en avant pour ramener ingénieusement ses jambes, chacune à leur tour, sur le premier plan ; qui danse un couplet, trépigne une ariette, et est parvenu à remplacer une roulade par une gambade !

Talons écorchés, cors écrasés, chevilles compromises, souffleur démoralisé, tels sont les résultats de la méthode innovatrice de Cavé. Aussi, terreur unanime quand il occupe la scène. Fuite de ceux qu’il poursuit, précaution de ceux qu’il approche, douleur de ceux qu’il endommage, toutes ces impressions particulières doivent singulièrement nuire à l’ensemble de l’exécution et à la satisfaction générale.

Si Cavé est si redoutable dans les moments de confiance tranquille où il répond par le sourire de la satisfaction intime aux rires moqueurs du parterre, jugez de ce que ce doit être quand lui-même est à son tour agité d’une crainte légitime ; quand il se trouve en face de Moreau-Sainti, dont les bras harmonieux ont le même inconvénient que ses jambes sagaces, et qui, si vous n’y prenez garde, ne vous