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des bancs d’arrière du paquebot, et ils restaient dans cette attitude sournoise et silencieuse, moitié réservée, moitié fière, qui caractérise tout bon gentleman.

Cependant, après une heure de silence, quand la brume leur cacha les côtes de France, le plus gros des trois étrangers, qui était, je crois, un alderman, dit en murmurant :

— Gren chitoyenne !… ounanime dans ses upinionnes !…

Le second le regarda d’un air aristocratique, et répondit en mauvais français, pour faire voir à l’alderman qu’il savait aussi bien que lui la langue du pays :

— L’éristocressy frenchèsse, elle été démocrète…, et c’été ridicoule à oun merquis dè… mè le pèple… Le pèple, il été fort sur le pévé…, soublime !…

Le troisième, examinant ses deux compatriotes, leur dit, en anglais, avec une sorte de timidité, car c’était un petit marchand du Strand, et il reconnaissait un esquire et un alderman dans ses deux voisins :

— C’été étonnant, comme mosiè dé la Fayette été encore djeune ! je n’ai pas trouvé à lui les cheveuses si blennes !

— Hâo ! dit l’alderman, noâ ! noâ !… Ses cheveux sont blonds.

No ! no ! reprit l’esquire ! ses cheveuses être gris, noirs et blennes…

— Hâo ! répliqua le mercier, je l’ai embrassé.

— Vos ? dit l’esquire.

— Hâo ! s’écria l’alderman, vos evoir été éttrépé !… le dgénéralle estre oune little.

— Hâo ! reprit l’esquire, oune grend…, sec…, nouare…

No !… oune little… groà…, dit l’alderman en décrivant avec ses mains une forte proéminence abdominale.

— Noâ !…

— Hâo !…

No !… s’écrièrent à la fois les trois Anglais.

— Mosiè, dit l’alderman à un passager français, j’aye périé avec cé dgentlemen qué lé dgénéralle la Fayette né bèse pas tu le moânde… et qu’il été pétit…

— Voici son portrait, répondit, en leur montrant sa tabatière, un Français qui riait depuis un moment.

Les trois Anglais regardèrent avec sang-froid cette tabatière, qui leur prouvait un malheur commun. Ils s’interrogèrent mutuellement de l’œil et restèrent dans un profond silence, comme s’ils eussent appris une faillite qui les aurait ruinés.

Arrivé à Douvres, le petit marchand monta sur le paquebot qui partait pour la France.

— Puisque je n’ai pas embrassé le gren chitoyenne, j’y retourné !… se dit-il.

16 décembre 1830.