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place au-dessous du roi de Hollande. Puis j’étais tourmenté par des idées affreuses en songeant à tout ce que cette dame avait le droit de penser de moi, si je ne reparaissais entre la duchesse et son amie ; mais je me consolais en méprisant le genre humain tout entier. J’avais tort néanmoins. Il y avait ce soir-là bien bonne compagnie aux Bouffons. Chacun y fut plein d’attention pour moi, et se dérangea pour me laisser passer.

Enfin, une fort jolie dame me donna le bras pour sortir. Je dus cette politesse à la haute considération que me témoigna Rossini, qui me dit quelques mots flatteurs dont je ne me souviens plus, mais qui durent être éminemment fins et spirituels : sa conversation vaut sa musique.

Cette femme était, je crois, une duchesse, ou peut-être une ouvreuse. Ma mémoire est si confuse que je crois plus à l’ouvreuse qu’à la duchesse. Cependant elle avait des plumes et des dentelles !… Toujours des plumes ! et toujours des dentelles !

Bref, je me trouvai dans ma voiture. Il pleuvait à torrents, et je ne me souviens pas d’avoir reçu une goutte de pluie. Pour la première fois de ma vie, je goûtais l’un des plaisirs les plus vifs, les plus fantasques du monde, extase indescriptible, les délices qu’on éprouve à traverser Paris à onze heures et demie du soir, emporté rapidement au milieu des réverbères, en voyant passer des myriades de magasins, de lumières, d’enseignes, de figures, de groupes, de femmes sous des parapluies, d’angles de rue fantastiquement illuminés, de places noires ; en observant à travers les rayures de l’averse mille choses que l’on a une fausse idée d’avoir aperçues quelque part, en plein jour. Et toujours des plumes, et toujours des dentelles, même dans les boutiques de pâtissier…

Certes le vin est une puissance !

Quant au café, il procure une fièvre admirable ! Il entre dans le cerveau comme une ménade. À son attaque, l’imagination court échevelée, elle se met à nu, elle se tord, elle est comme une pythonisse ; et, dans ce paroxysme inspirateur, un poëte jouit de ses facultés centuplées ; mais c’est l’ivresse de la pensée comme le vin amène l’ivresse du corps.

L’opium absorbe toutes les forces humaines, il les rassemble sur un point, il les prend, les carre ou les cube, les porte à je ne sais quelle puissance, et donne à l’être entier toute une création dans le vide. Il fait rendre à chaque sens sa plus grande somme de volupté, l’irrite, le fatigue, l’use ; aussi l’opium est-il une mort calculée.

Mais entre l’opium si cher aux Orientaux, surtout aux Javanais, qui l’achètent en le payant dix fois son poids d’or ; entre le vin et le café, dont l’abus est reçu même à Paris, la nature a placé le thé.

Le thé, pris à grandes doses et bu dans les contrées où, comme à Java, la feuille, fraîche encore, n’a rien perdu de ses précieux parfums, le thé vous verse tous les trésors de la mélancolie, les rêves, les projets du soir, même les conceptions inspirées par le café, même les jouissances de l’opium. Mais ces caprices arrachés au cerveau se jouent dans une atmosphère grise et vaporeuse. Les idées sont douces. Vous n’êtes privé d’aucun des bénéfices de la vivacité corporelle :