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les leçons données par le théâtre participaient donc de la noblesse même du sujet et de la pompe employée à la reproduire. Jamais alors la scène ne souilla la vie privée, jamais les poëtes comiques ou tragiques d’aucun pays ancien ne levèrent le chaste rideau qui doit couvrir le foyer domestique. Il a fallu voir en France la ruine de l’art pour en voir la dégradation. Je vais condamner par un seul mot le système actuel : je puis mener ma fille voir Phèdre, et je ne dois pas la conduire à ce drame honteux, qui déshonore le théâtre où il se joue, ce drame où la femme dégradée insulte à tout notre sexe et au vôtre ; car, ou vous faites la femme ce qu’elle est, ou elle vous fait ce que vous êtes : dans les deux cas notre avilissement est la condamnation du peuple qui l’accepte. — La seconde manière de former les mœurs est de montrer le vice dans tout ce qu’il produit de plus horrible, de le faire arriver à ses dernières conséquences, et de laisser dire chacun à son voisin : « Voilà où mènent les passions déréglées !… » Ce principe est devenu le moteur secret des livres et des drames, dont les auteurs modernes nous accablent. Il y a peut-être de la poésie dans ce système ; il pourra faire éclore quelques belles œuvres ; mais les âmes distinguées, les cœurs auxquels il reste quelque noblesse, même après la tourmente des passions et les orages du monde, le proscriront toujours : la morale au fer chaud est un triste remède, lorsque la morale décente et pure peut encore suffire à la société.

— Madame, répondit le défenseur de la poésie hydrocyanique, je vous le demande, s’est-il jamais rencontré de jeune fille qui, après avoir vu jouer Phèdre, ait emporté une idée bien exacte de la moralité contenue dans cette tragédie ?…

La discussion continua fort vivement, et le jeune homme qui, en entendant parler haut, avait interrompu la conversation commencée avec sa voisine, la reprit aussitôt.

La jeune dame à laquelle il paraissait si vivement s’intéresser était une des femmes de Paris qui subissaient alors le plus d’hommages et de flatteries. Mariée depuis quatre ans à un homme de finance, admirablement jolie, ayant une physionomie expressive, de charmantes manières et du goût, elle était le but de toutes les séductions imaginables.

Les jeunes fils de famille, riches et oisifs ; les gens de trente ans, si spirituels ; les élégants quadragénaires, ces émérites de la galanterie, si habiles, si perfides, grâce à de vieilles habitudes ; enfin tous ceux qui, dans le grand monde, jouaient le rôle d’amoureux par état, par distraction, par plaisir, vocation ou nécessité, semblaient avoir choisi madame d’Esther pour en faire ce que l’on nomme à Paris une femme à la mode.

La supposant mal défendue par un banquier, ou pensant que peut-être l’âge et les manières de son mari devaient lui avoir donné quelque aversion secrète du mariage, ils cherchaient à l’entraîner dans ce tourbillon de fêtes, de voyages, d’amusements faux ou vrais, au milieu duquel une femme, en se trouvant toujours en dehors d’elle-même, ne peut plus être elle. Au sein de cette atmosphère de bougies, de gaze, de fleurs, de parfums ; dans ces courses rapides et sans but, où force lui est d’obéir aux exigences d’une perpétuelle coquetterie d’esprit et au besoin de lutter avec des rivales, à peine une femme peut-elle réfléchir ; alors, tout est complice de ses étourderies, de ses fautes : hommes et choses. Puis, si,