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Tonnes pleines d’hypocras, bons saucissons chargés d’épices, bombance gigantesque, culte de la dive bouteille, douce abbaye de Thélème, dont le rien-faire est la liturgie, venez ! et donnez-nous, dans une épopée immense, l’apothéose de ce corps humain que l’on foule aux pieds. L’ère de Rabelais a expiré, celle qu’il annonçait parcourt son cycle et l’accomplit. Ce ne sont plus les ravages de la pensée idéaliste, mais ceux du sensualisme analytique que le romancier philosophe peut retracer aujourd’hui. »

Certes, la phrase de Jean-Jacques, commentée par Godwin, poétisée par lord Byron, atteste combien peu serait neuve la pensée intime de M. de Balzac. Là, néanmoins, commence la grandeur de son œuvre. Les plus immenses découvertes des sciences mathématiques ou physiques ne sont jamais que la preuve cherchée, trouvée ou devinée d’un fait déjà connu. Des générations entières avaient vu les révolutions de la terre et du ciel ; Newton, Kepler, Lagrange, Laplace, Arago en ont dit, en disent encore les causes, ils prouvent en un mot. Le fait physico-moral qui meut le monde social avait été mieux formulé par la sagesse des nations que Rousseau ne l’a formulé lui-même. La lame use le fourreau, dit le peuple. M. de Balzac, lui, écrit Louis Lambert ! Il prouve à la manière des savants. Nous avons à dessein cité l’histoire de Louis Lambert. Là se trouve, en germe informe, cette science tenue secrète, science cruellement positive, dit-on, et qui terminerait bien des discussions philosophiques. Pour Louis Lambert, y dit-il, la Volonté, la Pensée étaient des forces vives. Soit prouvée cette proposition, voyez où elle mène ? Avant de publier Louis Lambert, l’auteur avait dit dans la Peau de Chagrin : « Elle parut s’amuser beaucoup (Fœdora) en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle semblable à la vapeur. » Étudiez l’épigraphe mise en tête de l’Adieu, extraite de César Birotteau, où l’auteur nous a peint une femme naissant tout à coup à la vie en retrouvant sa raison ; enfant par la faiblesse, femme pour sentir un bonheur complet ? La vie et l’amour tombent sur elle comme la foudre, elle n’en soutient pas l’assaut, elle meurt ! « Les plus hardis physiologistes, dit la terrible épigraphe, sont effrayés par les résultats physiques de ce phénomène moral qui n’est cependant qu’un foudroiement opéré à l’intérieur, et, comme tous les effets électriques, bizarre et capricieux dans ses modes. » Voyez, dans le Médecin de campagne, la discussion sur le suicide ? « Aussi, dit Benassis, est-ce la pensée qui tue et non le pistolet. » Enfin, dans la nouvelle édition de Louis Lambert, déjà imprimée pour ces Études philosophiques, et dont le libraire nous a confié les épreuves, se trouvent ces mots : « Notre cervelle est le matras où nous transportons ce que nos diverses organisations peuvent absorber de matière éthérée, base commune de plusieurs substances connues sous les noms impropres d’électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétique, etc., et d’où elle sort sous forme de pensée. » Rapprochez ces fragments épars dans l’œuvre des belles pages où Balthazar Claes explique l’absolu chimique et dit à sa femme : « Nos sentiments sont l’effet d’un gaz qui se dégage ? » n’apercevrez-vous pas les éléments d’une œuvre scientifique dont les éclairs jaillissent, malgré l’auteur ? Ici nous sommes loin de l’homme qui pense est un animal dépravé. La question est indécise ! Quelle est la fin de l’homme du moment où celui qui ne désire rien, qui vit sous la forme