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L’existence y est peinte à grands traits ; elle y arrive graduellement à l’âge qui touche à la décrépitude. Une capitale était le seul cadre possible pour ces peintures d’une époque climatérique, où les infirmités n’affligent pas moins les cœurs que le corps de l’homme. Ici les sentiments vrais sont des exceptions ; ils sont brisés par le jeu des intérêts, écrasés entre les rouages de ce monde mécanique ; la vertu y est calomniée, l’innocence y est vendue ; les passions ont fait place à des goûts ruineux, à des vices ; tout se sublimise, s’analyse, se vend et s’achète ; c’est un bazar où tout est coté ; les calculs se font au grand jour et sans pudeur ; l’humanité n’a plus que deux formes, le trompeur et le trompé ; c’est à qui s’assujettira la civilisation, la pressurera pour lui seul ; la mort des grands-parents est attendue ; l’honnête homme est un niais ; les idées généreuses sont des moyens ; la religion est jugée comme une nécessité de gouvernement ; la probité devient une position ; tout s’exploite, se débite ; le ridicule est une annonce et un passe-port ; le jeune homme a cent ans, et insulte la vieillesse. De cette société corrompue parce qu’elle est éminemment civilisée, de cette société où la misère et le luxe sont toujours en présence, comme deux athlètes dans un cirque où tous deux doivent périr, où la vie brûle, l’auteur introduira plus tard, si sa puissance de création et le temps ne lui manquent pas, dans deux autres salles de sa galerie où se dérouleront les spectacles atroces mais pompeux des masses sociales luttant entre elles ; il en peindra la vie et les intérêts incarnés dans quelques hommes chargés d’en prévoir les nécessités et de mettre aux prises les individus entre eux. Ce seront les Scènes de la Vie politique et les Scènes de la Vie militaire, dont les titres accusent trop bien le but pour que nous ne soyons pas dispensés de l’expliquer. Enfin, il reposera la vie, là où elle se repose, à la campagne, où se retrouveront les débris des hommes brisés par la politique, par la guerre et par les orages de la vie. Tel est, en raccourci, le plan que nous avons tâché d’exprimer dans notre précédente introduction, et qu’il fallait résumer ici. Telles sont les Études de Mœurs dans leur plus simple dessin.

Quelques critiques n’ayant pas l’échelle de proportion ou n’étudiant pas les divers travaux de l’auteur d’aussi près que nous peut-être, qui avons suivi avec amour toutes les phases de son talent, ont critiqué le peu d’étendue des sujets, les appelant ici des contes, là des nouvelles, et presque partout les amoindrissant. Mais n’en est-il pas de ces prétendues petites choses exactement comme des pierres carrées, des chapiteaux épars, des métopes à demi-couvertes de fleurs et de dragons qui, vus au chantier, entre la scie ou le ciseau du manœuvre, semblent insignifiants et petits, et que l’architecte, dans son dessin, a destinés à orner quelque riche entablement, à faire des voussures, à courir le long des grandes croisées en ogive de sa cathédrale, de son château, de sa chapelle, de sa maison des champs ? Certes, l’auteur aurait pu donner les proportions du roman ordinaire à chaque détail, et l’on sait bien qu’il n’en est pas à faire ses premières preuves en ce genre. Mais les existences de cinq bénédictins, mises bout à bout, auraient-elles suffi seulement à exécuter ces six parties des Études de mœurs ? Et d’ailleurs, dans cette riche galerie de tableaux, dont les grandes salles s’étendent à l’infini, ne compte-t-on pas des cadres d’une assez remarquable dimension, tels que ceux d’Eugénie Grandet, du