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son plan avait pu jaillir complet de sa tête, comme ces belles unités que les artistes d’autrefois mettaient toute une vie à concevoir, et que la dévorante précipitation de notre siècle ne permet presque plus d’accomplir, peut-être aurait-il laissé tomber sa plume ! Eh oui, certes, il aurait reculé devant des travaux aussi vastes, et à l’achèvement desquels la persistance de la volonté devait faillir avant la force du talent.

Aussi est-ce un phénomène curieux et digne d’observation que l’enfantement des œuvres de M. de Balzac, ainsi que les développements inattendus qui les ont fécondées et les larges superpositions dont elles se sont accrues. L’histoire de la littérature offre assurément peu d’exemples de cette élaboration progressive d’une idée qui, d’abord indécise en apparence et formulée par de simples contes, a pris tout à coup une extension qui la place enfin au cœur de la plus haute philosophie.

Maintenant que l’élévation de quelques parties importantes nous laisse entrevoir la physionomie de l’édifice, maintenant que commence à poindre le sens intime de la formule générale dégagée par l’auteur de ses nombreux aperçus sur l’humanité, ne pouvons-nous pas naturellement supposer qu’un jour, en comparant les différentes pensées empreintes dans ses travaux, il a fait comme l’ouvrier qui, par hasard, quitte l’envers de sa tapisserie et vient en regarder le dessein dans son entier. Dès lors, et parce que le germe d’une haute synthèse était depuis longtemps en lui-même, il s’est mis à rêver l’effet de l’ensemble. Soudain, remplissant dans sa pensée les lacunes de sa construction couvertes de fresques, supposant ici un groupe, là une figure principale, plus loin un second plan ou des teintes de rappel, il s’est épris de ces tableaux et s’est remis à l’ouvrage avec une furie française, parce qu’il était encore dans l’âge où l’on ne doute de rien. Puis, une fois engagé, cet homme, à la constante volonté duquel ceux qui le connaissent rendent un éclatant hommage, et qu’on estimera, certes, un jour autant que son talent, cet homme a toujours marché devant lui sans se souvenir le lendemain ni des efforts ni des fatigues de la veille.

Ces travaux devaient être naturellement soumis à quelques variations de pensée, à quelques caprices d’exécution. Sous peine d’affaissement, l’auteur ne pouvait suivre, comme un ouvrier qui taille son bloc de granit, une ligne tracée au cordeau. La régularité du travail aurait tué chez lui l’inspiration, aurait lassé la verve. De là sont venus ces déplacements de sujets que certaines personnes ont pu lui reprocher, et qui n’étaient que des nécessités de position. La mode, au-devant de laquelle courent les libraires, exigeait des livres à toute force ; peu leur importait le sens des œuvres qu’ils publiaient. Ainsi, tel fragment n’avait rien de philosophique et convenait aux Scènes de la Vie privée, tandis que telle scène était une Étude philosophique : la fatalité du commerce, le besoin du moment les transposait. La première livraison des Études philosophiques en offre un exemple. Adieu, publié dans le troisième volume des Scènes de la Vie privée, et dont personne n’a compris la destination dans l’œuvre générale, est certes une des plus justes et des plus fermes déductions du thème inscrit sur la Peau de chagrin. L’auteur ne s’inquiétait pas plus de ces transpositions qu’un architecte ne s’enquiert de la place où sont apportées dans le chantier les pierres dont il doit faire un monument. Puis