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siècle de fantasmagories brillantes dont on ne pourra plus rien saisir dans cinquante ans, excepté la Peau de Chagrin de M. de Balzac.

Voici maintenant la curieuse préface de Philarète Chasles, qui n’a jamais été réimprimée depuis sa première publication :

INTRODUCTION
aux
Romans et Contes philosophiques.

Qu’est-ce que le talent du conteur, sinon tout le talent ? Il renferme en lui la déduction logique dans sa rigueur, le drame avec sa mobilité, l’essence même du génie lyrique avec son extase intérieure. Le narrateur est tout. Il est historien ; il a son théâtre, sa dialectique profonde qui meut ses personnages, sa palette de peintre et sa loupe d’observateur. Non-seulement il peut réunir les talents spéciaux que je viens d’indiquer, mais, pour exceller dans son art, il le doit. Imaginez un conte sans intérêt de drame, sans émotion lyrique, sans couleurs nuancées, sans logique exacte ; il sera pâle, extravagant et faux ; il n’existera pas.

La narration est toute l’épopée ; elle est toute l’histoire ; elle enveloppe le drame et le sous-entend. Le conte est la littérature primitive. De quelle joie, dites-moi, durent être saisis ceux qui, les premiers, découvrirent et ressentirent cette jouissance ! Ils inventèrent de pittoresques symboles, en témoignage de leur ivresse nouvelle. Ce fut l’Hercule Gaulois, dont la bouche laissait tomber les chaînes d’or qui retenaient les auditeurs ; ce fut la baguette de Mercure, forçant à s’unir les hommes, plus acharnés que les serpents ; c’est le chant de la sirène, entraînant le navigateur dans l’onde d’où ses accents émanaient. Le premier conteur fut un dieu. Mais les époques primitives une fois passées, conter devint difficile.

Où est le merveilleux ? qu’est devenue la foi ? L’analyse ronge la société en l’expliquant : plus le monde vieillit, plus la narration est une œuvre pénible. Rendez-moi compte de cet incident ? Apportez-moi le comment de cet acte et le pourquoi de ce caractère ? Disséquez ce cadavre et sachez me plaire ! Soyez commentateur et amuseur !

Voici un conteur, qui arrive à l’époque la plus analytique de l’ère moderne, toute fondée sur l’analyse : sociétés, gouvernements, sciences, reposent sur elle ; elle s’empare de tout, pour tout flétrir. Il naît dans le pays le plus rationnel de l’Europe ; point d’oreilles faciles à duper comme en Italie, où la musique est dans le langage et l’ode dans le son ; point de croyance surnaturelle et populaire, le scepticisme est partout ; la faculté raisonneuse a pénétré jusqu’aux classes inférieures. De l’ironie, mais peu caustique ; de l’indifférence, excepté pour les intérêts matériels ; par-dessus tout, de l’ennui et de la lassitude.

Quel conte allez-vous faire à de telles gens ? Ils vous répondront qu’ils ont vu Bonaparte, bivaqué au Kremlin et couché à l’Alhambra. Ils mettront vos sylphides en fuite, et vos magiciens n’auront pas le moindre intérêt pour eux. Ils