Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/175

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chétifs de l’allée septentrionale, en levant la tête de temps en temps pour interroger par un regard les croisées des maisons de jeu. Mais l’heure à laquelle les fatales portes de ces antres silencieux doivent s’ouvrir n’avait sans doute pas encore sonné, car il n’aperçut, à travers les vitres, que les employés oisifs et immobiles, dont les figures, toutes stéréotypées d’après un modèle ignoble et sinistre, ressemblaient à des larves attendant leur proie. Alors, le jeune homme ramena ses yeux vers la terre, par un mouvement de mélancolie.

Sa marche indolente l’ayant conduit au jet d’eau, dont le soleil illuminait en ce moment les gerbes gracieuses, il en fit le tour, sans admirer les jeux colorés de la lumière, sans même contempler les mille facettes de l’eau qui frissonnait dans le bassin. Toute sa personne accusait une insouciance profonde des choses dont il était entouré. Un sourire amer et dédaigneux dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Son extrême jeunesse donnait un intérêt pénible à l’expression de froide ironie fortement empreinte dans ses traits, et c’était un étrange contresens dans un visage animé de brillantes couleurs, dans un visage resplendissant de vie, étincelant de blancheur, un visage de vingt-cinq ans. Cette tête captivait l’attention. Il y avait, sur ce front pâle, quelque secret génie. Les formes étaient grêles et fines, les cheveux rares et blonds. Un éclat inusité scintillait dans ces yeux, tout endormis qu’ils étaient par la maladie ou par le chagrin…

À voir ce jeune homme, les poëtes auraient cru à de longues études, à des nuits passées sous la lueur d’une lampe studieuse ; les médecins auraient soupçonné quelque maladie de cœur ou de poitrine en remarquant la rougeur des joues, le cercle jaune qui cernait les yeux, la rapidité de la respiration ; les observateurs l’eussent admiré ; les indifférents lui auraient marché sur le pied…

L’inconnu n’était ni bien ni mal mis. Ses vêtements n’annonçaient pas un homme favorisé de la fortune ; mais, pour surprendre les secrets d’une profonde misère, il fallait un physiologiste sagace, qui sût deviner pourquoi l’habit avait été fermé avec tant de soin !…

Le jeune homme alla s’appuyer sur un des treillages en fer qui entourent les massifs ; et, se croisant les bras sur la poitrine, il regarda les bâtiments, le jet d’eau et les passants d’un air triste mais résigné. Il y avait dans ce regard, dans cet abandon, bien des efforts trahis, bien des espérances trompées ; et, dans la contraction des bras, un bien puissant courage. L’impassibilité du suicide siégeait sur ce visage. Aucune des curiosités de la vie ne tentait plus cette âme, tout à la fois turbulente et calme.

Le jeune homme tressaillit soudain ! Il avait, par une sorte de privilége infernal, entendu sonner l’heure, ouvrir les portes, retentir les escaliers… Il regarda les fenêtres de la maison de jeu. Des têtes d’homme allaient et venaient dans les salons… Il se redressa et marcha sans empressement ; il entra dans l’allée, sans fausse pudeur, monta les escaliers, franchit la porte, et se trouva devant le tapis vert, plus tôt peut-être qu’il ne l’aurait voulu, tant les âmes fortes aiment une plaidailleuse incertitude !…

L’assemblée n’était pas nombreuse. Il y avait quelques vieillards à tête chenue, à cheveux blancs, assis autour de la table ; mais bien des chaises restaient