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d’assister au jugement que la postérité portera sur leurs œuvres, leur vanité essuierait de singuliers mécomptes.

Cependant, il est quelques écrivains que la supériorité incontestable de leurs œuvres, et la faveur intelligente et enthousiaste qui s’attache à leurs noms, ont séparés de la foule et élevés au premier rang ; ceux-là appartiennent de droit à la postérité, et ils seront l’admiration de l’avenir comme ils ont été celle du présent. Les uns sont des poëtes divins, les autres des historiens éminents, ceux-là des auteurs dramatiques, ceux-ci des romanciers. Quelque sympathie que l’on professe, romantique ou classique, que l’on appartienne à telle école ou à telle autre, aujourd’hui, que toutes ces distinctions sont jugées et que la cause de la littérature moderne a été noblement gagnée, après avoir été noblement défendue, il n’y a plus, de part et d’autre, que des écrivains, et les hommes des deux partis, que la passion n’aveugle plus, applaudissent et saluent sans s’inquiéter des couleurs du drapeau.

Parmi ces écrivains dont la renommée a dit la gloire à toutes les parties du monde connu, il en est un qui, peut-être plus que les autres, justifie la colossale réputation dont il jouit. — Cet écrivain, c’est M. de Balzac, l’auteur de la Comédie humaine !

M. de Balzac jouit d’une réputation universellement acceptée ; et, certes, on sait par quels travaux il l’a achetée. Il a dit lui-même, dans un de ses livres, quels combats il a livrés, quelles luttes il a soutenues, combien de défaites il a essuyées. Soldat courageux, infatigable, on l’a vu sur toutes les brèches, il a pris sa part de toutes les batailles, sa gloire dans tous les triomphes. Je soutenais une lutte insensée, s’écrie-t-il quelque part, je combattais la misère avec ma plume ! Noble et terrible lutte, celle-là : le génie aux prises avec les misérables réalités de la vie !

Les souvenirs de cette époque de sa vie percent à chaque page dans les livres de M. de Balzac ; il se rappelle avec amertume ce qu’il a souffert : le fantôme du passé est son hôte habituel, et aujourd’hui même, aujourd’hui que, grâce à cette plume féconde avec laquelle naguère il combattait la misère, il a conquis une fortune princière et une gloire européenne, c’est avec une douloureuse mais sympathique émotion qu’il se rappelle les jours mauvais de son existence littéraire. Ce fut une rude époque, et les hommes qui ont résisté à de semblables épreuves étaient solidement trempés.

« Mon pauvre enfant, fait-il dire par un de ses personnages, Étienne Lousteau, je suis venu comme vous, plein d’illusions, avec l’amour de l’art, porté par d’invincibles élans vers la gloire ; j’ai trouvé les réalités du métier, les difficultés de la librairie et le positif de la misère. Mon exaltation maintenant concentrée, mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde ; il a fallu le voir, se cogner à tous ses rouages, heurter ses pivots, me graisser à ses huiles, entendre le cliquetis des chaînes ou des volants. Vous allez, comme moi, savoir que, sous toutes ces belles choses, s’agitent des hommes, des passions, des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d’horribles luttes d’œuvre à œuvre, d’homme à homme, de partis à partis, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte ; car vos efforts servent souvent à faire couronner un