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mets pas toute ton ame, tu ne vends aux courtisans que des mannequins. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se montrent nues qu’à leurs amans !… Possédons-nous les Vierges de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante… Non ! nous n’en voyons que les formes ! Eh bien ! l’œuvre que je tiens là-haut sous mes verroux est une exception dans notre art… il n’y a plus de peinture : c’est une femme !… une femme avec laquelle je pleure, je ris, je cause… je pense. Veux-tu que, tout à coup, je quitte un bonheur de dix années comme un manteau ? que, tout à coup, je cesse d’être père, amant et dieu ? car cette femme n’est pas une création, c’est une créature !… Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors ; je lui ferai voir des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien ; je baiserai la marque de ses pas dans la poussière ; mais en faire mon rival… honte à moi… Ha ! ha ! je suis plus amant encore que je ne suis peintre ! J’aurai la force de brûler ma toile à mon dernier soupir, mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un jeune homme, d’un peintre… non, non… Je tuerais le lendemain celui qui l’aurait souillée d’un regard !… Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux !… Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards des imbéciles… Ah ! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à un autre : — Voilà celle que j’aime !…

Le vieillard semblait être redevenu jeune ; ses yeux avaient de l’éclat et de la vie ; ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et ses mains tremblaient.

Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond.

Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ?

En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard :

— Mais n’est-ce pas femme pour femme ?… Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards !

— Quelle maîtresse ! répondit Frenhofer. — Elle le trahira tôt ou tard, et la mienne me sera toujours fidèle !

— Eh bien ! reprit Porbus, n’en parlons plus… Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite, vous mourrez peut-être, sans avoir achevé votre tableau…

— Oh ! il est achevé…, dit Frenhofer… Et qui le verrait croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines… Près d’elle, un trépied d’argent exhale des parfums. — La lumière est douce… Tu serais tenté de prendre le gland d’or des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine suivre le mouvement de sa respiration. — Cependant je voudrais être certain…

— Va en Asie !… répondit Porbus, en apercevant une sorte d’hésitation dans le regard de Frenhofer.

Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.

En ce moment, Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se reculant en arrière comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment :

— Mais que viens-je donc faire ici ?… demanda-t-elle à son amant, d’un son de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.

Étonné, le Poussin lui prit la main en disant avec une vive émotion :

— Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire… reviens au logis ?

— Suis-je à moi, quand tu me parles ainsi ?… Oh ! non, je ne suis plus alors qu’une enfant. — Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt et si je mets dans mon cœur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ?… Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours en souvenir sur ta palette !…

Les deux amans se rencontrèrent avec Porpus en ouvrant la porte de la maison, et celui-ci, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant le vieillard :

— Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre du monde ?…

Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l’attitude naïve et simple d’une jeune Géorgienne toute innocente et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés ; ses forces semblaient l’abandonner et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur.