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— J’achète ton dessin !… dit-il !

Poussin tressaillit.

— Prends, prends, s’écria Porbus. Il a dans son escarcelle la rançon de trois rois !

Bientôt ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont Saint-Michel, et dont Poussin admira les ornemens, le heurtoir, les encadremens de croisée, les arabesques sculptées ; puis il se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissans ; et, par un bonheur inoui, dans la compagnie de deux grands artistes sans morgue.

— Jeune homme ! lui dit Porbus, en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir !…

C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le détinrent… Et en effet, il y avait, dans cette figure, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin, commença dès ce moment à comprendre le véritable sens des paroles dites par le vieillard.

Celui-ci, regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans enthousiasme. Il semblait dire « J’ai fait mieux !… »

— Il y a là de la vie !… dit-il ; et mon pauvre maître s’est surpassé ; mais il y manquait encore de la vérité dans le fond de la toile… L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous… Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons n’y est pas. Il n’y a encore là qu’un homme !… Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre !

Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s’approcha de Porbus comme pour lui demander le nom de leur hôte, mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme vivement intéressé garda le silence, espérant que tôt ou tard, quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talens étaient suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle.

Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un beau portrait de femme, s’écria :

— Ceci est un Giorgion !

— Non ! repondit le vieillard, c’est un de mes premiers barbouillages !…

— Tudieu !… dit naïvement le Poussin, je suis donc chez le dieu de la peinture !…

Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis long-temps avec cet éloge.

— Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez vous faire venir un peu de ce bon vin du Rhin, pour moi…

— Deux pipes, repondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un présent d’amitié.

— Ah !… si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre maîtresse, je pourrais faire une peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.

— Voir mon œuvre !… s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la couver encore… Hier, dit-il, j’ai cru, vers le soir, avoir fini… Ses yeux me semblaient humides, sa chair agitée, les tresses de ses cheveux remuaient… Elle respirait !… Ce matin, au jour… j’ai reconnu mon erreur !… Je n’ai pas encore saisi la ligne vraie, la courbure exacte des formes de la femme…

Le vieillard fit une pause, puis il reprit :

— Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais qu’est-ce que sont dix ans pour lutter avec la nature !… L’on ne nous a pas dit le temps que le sculpteur Pygmalion a mis à faire la seule statue qui ait marché !…

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde restant les yeux fixes, et jouant machinalement avec son couteau.

— Le voilà en conversation avec son esprit !… dit Porbus à voix basse.

À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard et ses yeux blancs, attentif et stupide, était devenu pour lui plus qu’un homme, un génie fantasque vivant dans quelque sphère inconnue. Il reveillait mille idées confuses en l’ame, et le phénomène moral de cette espèce de fascination ne se définissait pas plus que l’émotion excitée par les sons d’une orgue parisienne criant un air de la patrie au cœur de l’exilé.

Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour les plus belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si long-temps secrète, œuvre de patience, œuvre de génie, sans doute, s’il fallait en croire la tête de vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée et qui était là, belle encore près de l’Adam de Mabuse ; pour toutes ces singularités, l’idiome moderne n’a qu’un mot : c’était indéfinissable !… Admirable expression ! elle résume la littérature fantastique ; elle dit tout ce qui échappe aux perceptions bornées de notre esprit ; et, quand vous l’avez placée sous les yeux d’un lecteur, il est lancé dans l’espace imaginaire ; alors, le fan-