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nauve j’éprouve un sentiment de quelque tendresse, ce sentiment sera chaste et avouable devant Dieu, car longtemps j’ai tout fait pour ne pas y croire, et, ce sentiment ignoré, je l’aurai combattu de toutes les forces de mon âme, et je me sentais capable d’en rester victorieuse si tout, les hommes, les choses, n’eût conspiré à préparer ma défaite et à faire de moi une sorte de victime dévouée.

» Cette lettre, chère Madame, est donc une façon de lettre de part, si je ne vous y annonce pas l’enterrement de ma vertu, malheur qui, j’ose l’espérer, n’arrivera jamais, au moins je vous annonce celui de ma réserve et de ma pruderie.

» Remarquez bien que je ne vous demande plus de conseils et qu’avec une résolution vraiment stoïque j’approche de mes lèvres la coupe empoisonnée. Le veuvage de cœur, qui a été presque constamment la loi de mon mariage, finit par se marquer pour moi d’une manière trop peu supportable depuis que M. de l’Estorade a touché cet âge où presque toute la place des sentiments arrive à être prise par les intérêts.

» Il y a quelques jours, j’ai demandé à M. de Sallenauve si l’autre original de la Sainte-Ursule, qui l’avait occupé autrefois, et qu’il m’avait donné comme un garde-fou placé entre nous, avait toujours pied dans son souvenir ? Il m’a répondu qu’il n’avait plus aucun espoir de ce côté, et que cette personne était sur le point de se faire religieuse ; vous voyez donc bien que tout le pousse vers moi, et qu’il était écrit que je n’en réchapperais pas.

» J’avais cependant encore une chance : dans deux mois environ, la session finie, nous devons nous rendre à notre terre de la Crampade, pour n’en revenir qu’au mois de décembre, beaucoup de choses étant pour nous à faire dans ce domaine, depuis bien longtemps négligé. Près de dix mois passant sur une velléité effrontée, c’était peut-être assez pour qu’elle s’évaporât en fumée ; mais que M. de l’Estorade aura bien soin de mettre ordre à cette heureuse combinaison ! De peur que, cessant d’être couvée pendant tout ce temps, son idée favorite ne vienne à avorter, il a déjà vivement engagé M. de Sallenauve à venir passer quelque temps avec nous ; il espère que de cette cohabitation pourront naître des chances favorables