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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

couleur. Une pareille émotion après dîner peut la tuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presque évanouie. — Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.

Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps de Louis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacon d’éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.

— Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle.

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu’à la grille en lui demandant, sans y mettre aucun empressement : — Qu’est-il donc arrivé à Ursule ?

— Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur les marches à nous écouter ; et quand son oncle m’a refusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui est en prison pour dettes, car il n’a pas eu, comme monsieur du Rouvre, un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé… L’aimerait-elle ? Y aurait-il entre eux…

— À quinze ans ? répliqua Bongrand en interrompant Dionis.

— Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatre mois.

— Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c’est une crise.

— Une crise de cœur, répliqua le notaire.

Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devait empêcher le redoutable mariage in extremis par lequel le docteur pouvait frustrer ses héritiers ; tandis que Bongrand voyait ses châteaux en Espagne démolis : depuis long-temps il pensait à marier son fils avec Ursule.

— Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheur pour elle : madame de Portenduère est Bretonne et entichée de noblesse, répondit le juge de paix après une pause.

— Heureusement… pour l’honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner.

Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire, qu’en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleur pour son fils, l’espérance qu’il avait caressée de pouvoir un jour nommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres de rentes à son fils le jour où il serait nommé substitut ; et si le docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deux jeunes gens devaient