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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Auffray regarderaient à deux fois avant de se jeter dans un pareil procès. L’alliance de Rogron avec les Chargebœuf fut une considération énorme aux yeux d’un certain monde. Chez eux, les Rogron étaient blancs comme neige, et Pierrette était une petite fille excessivement perverse, un serpent réchauffé dans leur sein. Dans le salon de madame Tiphaine, on se vengeait des horribles médisances que le parti Vinet avait dites depuis deux ans : les Rogron étaient des monstres, et le tuteur irait en Cour d’Assises. Sur la place, Pierrette se portait à merveille ; dans la haute ville, elle mourrait infailliblement ; chez Rogron, elle avait des égratignures au poignet ; chez madame Tiphaine, elle avait les doigts brisés, on allait lui en couper un. Le lendemain, le Courrier de Provins contenait un article extrêmement adroit, bien écrit, un chef-d’œuvre d’insinuations mêlées de considérations judiciaires, et qui mettait déjà Rogron hors de cause. La Ruche, qui d’abord paraissait deux jours après, ne pouvait répondre sans tomber dans la diffamation ; mais on y répliqua que, dans une affaire semblable, le mieux était de laisser son cours à la justice.

Le Conseil de Famille fut composé par le Juge de Paix du canton de Provins, président légal ; premièrement de Rogron et des deux messieurs Auffray, les plus proches parents ; puis de monsieur Ciprey, neveu de la grand’mère maternelle de Pierrette. Il leur adjoignit monsieur Habert, le confesseur de Pierrette, et le colonel Gouraud, qui s’était toujours donné pour un camarade du colonel Lorrain. On applaudit beaucoup à l’impartialité du Juge de Paix, qui comprenait dans le Conseil de Famille monsieur Habert et le colonel Gouraud, que tout Provins croyait très-amis des Rogron. Dans la circonstance grave où se trouvait Rogron, il demanda l’assistance de maître Vinet au Conseil de Famille. Par cette manœuvre, évidemment conseillée par Vinet, Rogron obtint que le Conseil de Famille ne s’assemblerait que vers la fin du mois de décembre. À cette époque, le Président et sa femme furent établis à Paris chez madame Roguin, à cause de la convocation des Chambres. Ainsi le parti ministériel se trouva sans son chef. Vinet avait déjà sourdement pratiqué le bonhomme Desfondrilles, le juge d’instruction, au cas où l’affaire prendrait le caractère correctionnel ou criminel que le Président avait essayé de lui donner. Vinet plaida l’affaire pendant trois heures devant le Conseil de Famille : il y établit une intrigue entre Brigaut et Pierrette, afin de justifier