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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Rogron, Sylvie avait écouté dans le salon Tiphaine d’étranges choses sur Gouraud et sur ses mœurs. Les vieilles filles ont en amour les idées platoniques exagérées que professent les jeunes filles de vingt ans, elles ont conservé des doctrines absolues comme tous ceux qui n’ont pas expérimenté la vie, éprouvé combien les forces majeures sociales modifient, écornent et font faillir ces belles et nobles idées. Pour Sylvie, être trompée par ce colonel était une pensée qui lui martelait la cervelle. Depuis ce temps que tout célibataire oisif passe au lit entre son réveil et son lever, la vieille fille s’était donc occupée d’elle, de Pierrette et de la romance qui l’avait réveillée par le mot de mariage. En fille sotte, au lieu de regarder l’amoureux entre ses persiennes, elle avait ouvert sa fenêtre sans penser que Pierrette l’entendrait. Si elle avait eu le vulgaire esprit de l’espion, elle aurait vu Brigaut, et le drame fatal alors commencé n’aurait pas eu lieu.

Pierrette, malgré sa faiblesse, ôta les barres de bois qui maintenaient les volets de la cuisine, les ouvrit et les accrocha, puis elle alla ouvrir également la porte du corridor donnant sur le jardin. Elle prit les différents balais nécessaires à balayer le tapis, la salle à manger, le corridor, les escaliers, enfin pour tout nettoyer, avec un soin, une exactitude qu’aucune servante, fût-elle Hollandaise, ne mettrait à son ouvrage : elle haïssait tant les réprimandes ! Pour elle, le bonheur consistait à voir les petits yeux bleus, pâles et froids de sa cousine, non pas satisfaits, ils ne le paraissaient jamais, mais seulement calmes, après qu’elle avait jeté partout son regard de propriétaire, ce regard inexplicable qui voit ce qui échappe aux yeux les plus observateurs. Pierrette avait déjà la peau moite quand elle revint à la cuisine y tout mettre en ordre, allumer les fourneaux afin de pouvoir porter du feu chez son cousin et sa cousine en leur apportant à chacun de l’eau chaude pour leur toilette, elle qui n’en avait pas pour la sienne ! Elle mit le couvert pour le déjeuner et chauffa le poêle de la salle. Pour ces différents services, elle allait quelquefois à la cave chercher de petits fagots, et quittait un lieu frais pour un lieu chaud, un lieu chaud pour un lieu froid et humide. Ces transitions subites, accomplies avec l’entraînement de la jeunesse, souvent pour éviter un mot dur, pour obéir à un ordre, causaient des aggravations sans remède dans l’état de sa santé. Pierrette ne se savait pas malade. Cependant elle commençait à souffrir ; elle avait des appétits étranges, elle les cachait ; elle aimait