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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

demoiselle Habert, tant il avait peur de regarder Bathilde. Vinet venait de voir à quel point Sylvie aimait le colonel. Il comprit l’étendue d’une pareille passion chez une vieille fille, également rongée de dévotion ; et il eut bientôt trouvé le moyen de perdre à la fois Pierrette et le colonel, espérant d’être débarrassé de l’un par l’autre.

Le lendemain matin, après l’audience, il rencontra, selon leur habitude quotidienne, le colonel en promenade avec Rogron.

Quand ces trois hommes allaient ensemble, leur réunion faisait toujours causer la ville. Ce triumvirat, en horreur au sous-préfet, à la magistrature, au parti des Tiphaine, était un tribunat dont les libéraux de Provins tiraient vanité. Vinet rédigeait le Courrier à lui seul, il était la tête du parti ; le colonel, gérant responsable du journal, était le bras ; Rogron était le nerf avec son argent, il était censé le lien entre le Comité-directeur de Provins et le Comité-directeur de Paris. À écouter les Tiphaine, ces trois hommes étaient toujours à machiner quelque chose contre le Gouvernement, tandis que les libéraux les admiraient comme les défenseurs du peuple. Quand l’avocat vit Rogron revenant vers la place, ramené au logis par l’heure du dîner, il empêcha le colonel, en lui prenant le bras, d’accompagner l’ex-mercier.

— Hé ! bien, colonel, lui dit-il, je vais vous ôter un grand poids de dessus les épaules ; vous épouserez mieux que Sylvie : en vous y prenant bien, vous pouvez épouser dans deux ans la petite Pierrette Lorrain.

Et il lui raconta les effets de la manœuvre du jésuite.

— Quelle botte secrète, et comme elle est tirée de longueur ! dit le colonel.

— Colonel, reprit gravement Vinet ; Pierrette est une charmante créature, vous pouvez être heureux le reste de vos jours, et vous avez une si belle santé que ce mariage n’aura pas pour vous les inconvénients habituels des unions disproportionnées ; mais ne croyez pas facile cet échange d’un sort affreux contre un sort agréable. Faire passer votre amante à l’état de confidente est une opération aussi périlleuse que, dans votre métier, le passage d’une rivière sous le feu de l’ennemi. Fin comme un colonel de cavalerie que vous êtes, vous étudierez la position et vous manœuvrerez avec la supériorité que nous avons eue jusqu’à présent et qui nous a valu notre situation actuelle. Si je suis Procureur-Général un jour, vous