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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— N’allez-vous pas marchander ? s’écria le conducteur.

— Mais la facture ? dit Rogron.

— La facture ? voyez la feuille.

— Quand tu feras tes narrés, paie donc ! dit Sylvie à son frère, tu vois bien qu’il n’y a qu’à payer.

Rogron alla chercher quarante-sept francs douze sous.

— Et nous n’avons rien pour nous, mon camarade et moi ? dit le conducteur.

Sylvie tira quarante sous des profondeurs de son vieux sac en velours où foisonnaient ses clefs.

— Merci ! gardez, dit le conducteur. Nous aimons mieux avoir eu soin de la petite pour elle-même. Il prit sa feuille et sortit en disant à la grosse servante : — En voilà une baraque ! Il y a pourtant des crocodiles comme ça autre part qu’en Égypte !

— Ces gens-là sont bien grossiers, dit Sylvie qui entendit le propos.

— Dame ! s’ils ont eu soin de la petite, répondit Adèle en mettant ses poings sur ses hanches.

— Nous ne sommes pas destinés à vivre avec lui, dit Rogron.

— Où que vous la coucherez ? dit la servante.

Telle fut l’arrivée et la réception de Pierrette Lorrain chez son cousin et sa cousine, qui la regardaient d’un air hébété, chez lesquels elle fut jetée comme un paquet, sans aucune transition entre la déplorable chambre où elle vivait à Saint-Jacques auprès de ses grands-parents et la salle à manger de ses cousins, qui lui parut être celle d’un palais. Elle y était interdite et honteuse. Pour tout autre que pour ces ex-merciers, la petite Bretonne eût été adorable dans sa jupe de bure bleue grossière, avec son tablier de percaline rose, ses gros souliers, ses bas bleus, son fichu blanc, les mains rouges enveloppées de mitaines en tricot de laine rouge, bordées de blanc, que le conducteur lui avait achetées. Vraiment ! son petit bonnet breton qu’on lui avait blanchi à Paris (il s’était fripé dans le trajet de Nantes) faisait comme une auréole à son gai visage. Ce bonnet national, en fine batiste, garni d’une dentelle roide et plissée par grands tuyaux aplatis, mériterait une description, tant il est coquet et simple. La lumière tamisée par la toile et la dentelle produit une pénombre, un demi-jour doux sur le teint ; il lui donne cette grâce virginale que cherchent les peintres sur leurs palettes, et que Léopold Robert a su trouver pour la figure raphaélique de