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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

bien fort : la force de Vinet venait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devaient proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. Pour le moment, il voulait se procurer une arme en fondant un journal à Provins. Après avoir étudié de loin, le colonel aidant, les deux célibataires, l’avocat avait fini par compter sur Rogron. Cette fois il comptait avec son hôte, et sa misère devait cesser, après sept années douloureuses où plus d’un jour sans pain avait crié chez lui. Le jour où Gouraud annonça sur la petite place à Vinet que les Rogron rompaient avec l’aristocratie bourgeoise et ministérielle de la ville haute, l’avocat lui pressa le flanc d’un coup de coude significatif.

— Une femme ou une autre, belle ou laide, vous est bien indifférente, dit-il ; vous devriez épouser mademoiselle Rogron, et nous pourrions alors organiser quelque chose ici…

— J’y pensais, mais ils font venir la fille du pauvre colonel Lorrain, leur héritière, dit le colonel.

— Vous vous ferez donner leur fortune par testament. Ah ! vous auriez une maison bien montée.

— D’ailleurs, cette petite, hé ! bien, nous la verrons, dit le colonel d’un air goguenard et profondément scélérat qui montrait à un homme de la trempe de Vinet combien une petite fille était peu de chose aux yeux de ce soudard.

Depuis l’entrée de ses parents dans l’espèce d’hospice où ils achevaient tristement leur vie, Pierrette, jeune et fière, souffrait si horriblement d’y vivre par charité, qu’elle fut heureuse de se savoir des parents riches. En apprenant son départ, Brigaut, le fils du major, son camarade d’enfance, devenu garçon menuisier à Nantes, vint lui offrir la somme nécessaire pour faire le voyage en voiture, soixante francs, tout le trésor de ses pour-boire d’apprenti péniblement amassés, accepté par Pierrette avec la sublime indifférence des amitiés vraies, et qui révèle que, dans un cas semblable, elle se fût offensée d’un remerciement. Brigaut était accouru tous les dimanches à Saint-Jacques y jouer avec Pierrette et la consoler. Le vigoureux ouvrier avait déjà fait le délicieux apprentissage de la protection entière et dévouée due à l’objet involontairement choisi de nos affections. Déjà plus d’une fois Pierrette et lui, le dimanche, assis dans un coin du jardin, avaient brodé sur le voile de l’avenir leurs projets enfantins : l’apprenti menuisier, à