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LES CÉLIBATAIRES : PIERRETTE.

et un articles, il est, relativement à la pensée, comme un poisson sur la paille et au soleil.

Rogron et Sylvie, ces deux mécaniques subrepticement baptisées, n’avaient, ni en germe ni en action, les sentiments qui donnent au cœur sa vie propre. Aussi ces deux natures étaient-elles excessivement filandreuses et sèches, endurcies par le travail, par les privations, par le souvenir de leurs douleurs pendant un long et rude apprentissage. Ni l’un ni l’autre ils ne plaignaient aucun malheur. Ils étaient non pas implacables, mais intraitables à l’égard des gens embarrassés. Pour eux, la vertu, l’honneur, la loyauté, tous les sentiments humains consistaient à payer régulièrement ses billets. Tracassiers, sans âme et d’une économie sordide, le frère et la sœur jouissaient d’une horrible réputation dans le commerce de la rue Saint-Denis. Sans leurs relations avec Provins, où ils allaient trois fois par an aux époques où ils pouvaient fermer leur boutique pendant deux ou trois jours, ils eussent manqué de commis et de filles de boutique. Mais le père Rogron expédiait à ses enfants tous les malheureux voués au commerce par leurs parents, il faisait pour eux la traite des apprentis et des apprenties dans Provins, où il vantait par vanité la fortune de ses enfants. Chacun, appâté par la perspective de savoir sa fille ou son fils bien instruit et bien surveillé, par la chance de le voir succédant un jour aux fils Rogron, envoyait l’enfant qui le gênait au logis, dans une maison tenue par ces deux célibataires. Mais dès que l’apprenti et l’apprentie à cent écus de pension trouvaient moyen de quitter cette galère, ils s’enfuyaient avec un bonheur qui accroissait la terrible célébrité des Rogron. L’infatigable aubergiste leur découvrait toujours de nouvelles victimes. Depuis l’âge de quinze ans, Sylvie Rogron, habituée à se grimer pour la vente, avait deux masques : la physionomie aimable de la vendeuse, et la physionomie naturelle aux vieilles filles ratatinées. Sa physionomie acquise était d’une mimique merveilleuse : en elle tout souriait, sa voix devenue douce et pateline jetait un charme commercial à la pratique. Sa vraie figure était celle qui s’est montrée entre les deux persiennes entre-bâillées, elle eût fait fuir le plus déterminé des Cosaques de 1815, qui cependant aimaient toute espèce de Françaises.

Quand la lettre des Lorrain arriva, les Rogron, en deuil de leur père, avaient hérité de la maison à peu près volée à la grand’mère de Pierrette, puis des terres acquises par l’ancien aubergiste ; enfin