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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Rogron de Provins, décédé depuis une année, fut envoyée par la Poste à monsieur Rogron, son fils, mercier, rue Saint-Denis, à Paris. En ceci éclate l’esprit de la Poste. Un héritier est toujours plus ou moins tourmenté de savoir s’il a bien tout ramassé d’une succession, s’il n’a pas oublié des créances ou des guenilles. Le Fisc devine tout, même les caractères. Une lettre adressée au vieux Rogron de Provins mort devait piquer la curiosité de Rogron fils, à Paris, ou de mademoiselle Rogron, sa sœur, ses héritiers. Aussi le Fisc eut-il ses soixante centimes.

Les Rogron, vers lesquels les vieux Lorrain, au désespoir de se séparer de leur petite-fille, tendaient des mains suppliantes, devaient donc être les arbitres de la destinée de Pierrette Lorrain. Il est alors indispensable d’expliquer leurs antécédents et leur caractère.

Le père Rogron, cet aubergiste de Provins à qui le vieil Auffray avait donné la fille de son premier lit, était un personnage à figure enflammée, à nez veineux, et sur les joues duquel Bacchus avait appliqué ses pampres rougis et bulbeux. Quoique gros, court et ventripotent, à jambes grasses et à mains épaisses, il était doué de la finesse des aubergistes de Suisse, auxquels il ressemblait. Sa figure représentait vaguement un vaste vignoble grêlé. Certes, il n’était pas beau, mais sa femme lui ressemblait. Jamais couple ne fut mieux assorti. Rogron aimait la bonne chère et à se faire servir par de jolies filles. Il appartenait à la secte des égoïstes dont l’allure est brutale, qui s’adonnent à leurs vices et font leurs volontés à la face d’Israël. Avide, intéressé, peu délicat, obligé de pourvoir à ses fantaisies, il mangea ses gains jusqu’au jour où les dents lui manquèrent. L’avarice resta. Sur ses vieux jours, il vendit son auberge, ramassa, comme on l’a vu, presque toute la succession de son beau-père, et se retira dans la petite maison de la place, achetée pour un morceau de pain à la veuve du père Auffray, la grand’mère de Pierrette. Rogron et sa femme possédaient environ deux mille francs de rente, provenant de la location de vingt-sept pièces de terre situées autour de Provins, et les intérêts du prix de leur auberge, vendue vingt mille francs. La maison du bonhomme Auffray, quoique en fort mauvais état, fut habitée telle quelle par ces anciens aubergistes qui se gardèrent, comme de la peste, d’y toucher : les vieux rats aiment les lézardes et les ruines. L’ancien aubergiste, qui prit goût au jardinage, employa ses économies à l’augmentation du jardin ; il le poussa jusqu’au bord de la rivière, il en fit un carré long, encaissé