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356 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

— Tonnerre de Dieu ! c’est y mettre des procédés, se dit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajouté ceci :

« P. S. Je joins à ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille francs à votre ordre, et payable en or, comprenant intérêts et capital de la somme que vous avez eu la bonté de me prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de mon éternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette à l’hôtel d’Aubrion, rue Hillerin-Bertin. »

— Par la diligence ! dit Eugénie. Une chose pour laquelle j’aurais donné mille fois ma vie !

Épouvantable et complet désastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste océan des espérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d’une rivale, la tuent et s’enfuient au bout du monde, sur l’échafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau ; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine. D’autres femmes baissent la tête et souffrent en silence ; elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu’au dernier soupir. Ceci est de l’amour, l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux dernières paroles de sa mère, qui, semblable à quelques mourants, avait projeté sur l’avenir un coup d’œil pénétrant, lucide ; puis, Eugénie se souvenant de cette mort et de cette vie prophétique, mesura d’un regard toute sa destinée. Elle n’avait plus qu’à déployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en prières jusqu’au jour de sa délivrance.

— Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir.

Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir ; mais elle retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la cheminée duquel était toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les matins à son déjeuner, ainsi que du sucrier de vieux Sèvres. Cette matinée devait être solennelle et pleine d’événements pour elle. Nanon lui annonça le curé de la paroisse. Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du président de Bonfons. Depuis