Page:Balzac - Œuvres complètes Tome 5 (1855).djvu/357

Cette page a été validée par deux contributeurs.
354 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

Elle se croisa les bras, n’osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux.

— Est-il mort ? demanda Nanon.

— Il n’écrirait pas, dit Eugénie.

Elle lut toute la lettre que voici.

« Ma chère cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succès de mes entreprises. Vous m’avez porté bonheur, je suis revenu riche, et j’ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m’être apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. J’espère que vous êtes aujourd’hui consolée. Rien ne résiste au temps, je l’éprouve. Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. Que voulez-vous ! En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi sur la vie. D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour. Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous êtes libre, ma cousine, et je suis libre encore ; rien n’empêche, en apparence, la réalisation de nos petits projets ; mais j’ai trop de loyauté dans le caractère pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n’ai point oublié que je ne m’appartiens pas ; je me suis toujours souvenu dans mes longues traversées du petit banc de bois… »

Eugénie se leva comme si elle eût été sur des charbons ardents, et alla s’asseoir sur une des marches de la cour.

« …du petit banc de bois où nous nous sommes juré de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit où vous m’avez rendu, par votre délicate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à l’heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? Oui, n’est-ce pas ? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi ; non, je ne dois point vous tromper. Il s’agit, en ce moment, pour moi, d’une alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. L’amour, dans le mariage, est une chimère. Aujourd’hui mon expérience me dit qu’il faut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant. Or, déjà se trouve entre nous une différence d’âge qui, peut-être, influerait plus sur votre avenir, ma chère cousine, que