Eugénie Grandet. | 347 |
mettre à son doigt cet or plein de souvenirs. Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût se marier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par le vieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l’héritière, en l’entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d’une société composée des plus chauds et des plus dévoués Cruchotins du pays, qui s’efforçaient de chanter les louanges de la maîtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier, son chambellan, sa première dame d’atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L’héritière eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. La flatterie n’émane jamais des grandes âmes, elle est l’apanage des petits esprits, qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intérêt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de mademoiselle Grandet, nommée par elles mademoiselle de Froidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l’accabler de louanges. Ce concert d’éloges, nouveaux pour Eugénie, la fit d’abord rougir ; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s’accoutuma si bien à entendre vanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l’eût trouvée laide, ce reproche lui aurait été beaucoup plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu’elle mettait secrètement aux pieds de son idole. Elle s’habitua donc par degrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. Monsieur le président de Bonfons était le héros de ce petit cercle, où son esprit, sa personne, son instruction, son amabilité sans cesse étaient vantés. L’un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune ; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l’héritière. — Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, que les Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente. — Et leurs économies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu dernièrement offrir à monsieur Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit la vendre, s’il peut être nommé juge de paix. — Il veut suc-