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346 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

selle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. Il est inutile de dire que la cuisinière et la femme de chambre choisies par Nanon étaient de véritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les fermiers ne s’aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévèrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller.

À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pâle et triste enfance s’était écoulée auprès d’une mère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l’existence, cette mère plaignit sa fille d’avoir à vivre, et lui laissa dans l’âme de légers remords et d’éternels regrets. Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son cœur entre deux baisers furtivement acceptés et reçus ; puis, il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son père, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Ainsi jusqu’alors elle s’était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans les échanger. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration : l’âme a besoin d’absorber les sentiments d’une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au cœur ; l’air lui manque alors, il souffre, et dépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortune n’était ni un pouvoir ni une consolation ; elle ne pouvait exister que par l’amour, par la religion, par sa foi dans l’avenir. L’amour lui expliquait l’éternité. Son cœur et l’Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n’en faisaient qu’une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant, et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n’étaient pas les millions dont les revenus s’entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son père, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut ; mais le dé de sa tante, duquel s’était servi sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour