Eugénie Grandet. | 331 |
miers mois de l’année, les mêmes discours, répétés avec une douceur angélique, mais avec la fermeté d’une femme à qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manqué pendant sa vie.
— Monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé, lui répondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes ; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et alléger mes douleurs, rendez vos bonnes grâces à notre fille ; montrez-vous chrétien, époux et père.
En entendant ces mots, Grandet s’asseyait près du lit et agissait comme un homme qui, voyant venir une averse, se met tranquillement à l’abri sous une porte cochère : il écoutait silencieusement sa femme, et ne répondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient été adressées, il disait :
— Tu es un peu pâlotte aujourd’hui, ma pauvre femme. L’oubli le plus complet de sa fille semblait être gravé sur son front de grès, sur ses lèvres serrées. Il n’était même pas ému par les larmes que ses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme.
— Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-même. Vous aurez un jour besoin d’indulgence.
Depuis la maladie de sa femme, il n’avait plus osé se servir de son terrible : ta, ta, ta, ta, ta ! Mais aussi son despotisme n’était-il pas désarmé par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chassée par l’expression des qualités morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle était tout âme. Le génie de la prière semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure, et la faisait resplendir. Qui n’a pas observé le phénomène de cette transfiguration sur de saints visages où les habitudes de l’âme finissent par triompher des traits les plus rudement contournés, en leur imprimant l’animation particulière due à la noblesse et à la pureté des pensées élevées ! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l’être humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caractère resta de bronze. Si sa parole ne fut plus dédaigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supériorité de père de famille, domina sa conduite. Sa fidèle Nanon paraissait-elle au marché, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maître lui sifflaient aux oreilles ; mais, quoique l’opinion publique