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316 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

raître. Quand les rentes atteignirent à 115, le père Grandet vendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d’intérêts composés que lui avaient donnés ses inscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi. D’abord il fut nommé député ; puis il s’amouracha, lui père de famille, mais ennuyé par l’ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du théâtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maître chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite ; elle fut jugée à Saumur profondément immorale. Sa femme se trouva très heureuse d’être séparée de biens et d’avoir assez de tête pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuèrent sous son nom, afin de réparer les brèches faites à sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu’elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer à l’alliance d’Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphèrent.

— Votre mari n’a pas de bon sens, disait Grandet en prêtant une somme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme.

— Ah ! monsieur, répondit la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour où il partit de chez vous pour aller à Paris, il courait à sa ruine.

— Le ciel m’est témoin, madame, que j’ai tout fait jusqu’au dernier moment pour l’empêcher d’y aller. Monsieur le président voulait à toute force l’y remplacer ; et, s’il tenait tant à s’y rendre, nous savons maintenant pourquoi.

Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins.

En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa force, et l’exercice de sa puissance : il agit, il va, il s’occupe, il pense, il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu’au fond de l’abîme qu’il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses vœux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle s’initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille,