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308 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

rive. Les chagrins d’une prochaine absence n’attristaient-ils pas déjà les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées ? Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi, trois jours après le départ de des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au Tribunal de Première Instance avec la solennité que les gens de province attachent à de tels actes, pour y signer une renonciation à la succession de son père. Répudiation terrible ! espèce d’apostasie domestique. Il alla chez maître Cruchot faire faire deux procurations, l’une pour des Grassins, l’autre pour l’ami chargé de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l’étranger. Enfin, quand arrivèrent les simples vêtements de deuil que Charles avait demandés à Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singulièrement au père Grandet.

— Ah ! vous voilà comme un homme qui doit s’embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vêtu d’une redingote de gros drap noir. Bien, très bien !

— Je vous prie de croire, monsieur, lui répondit Charles, que je saurai bien avoir l’esprit de ma situation.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit le bonhomme dont les yeux s’animèrent à la vue d’une poignée d’or que lui montra Charles.

— Monsieur, j’ai réuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluités que je possède et qui pouvaient avoir quelque valeur ; mais, ne connaissant personne à Saumur, je voulais vous prier ce matin de…

— De vous acheter cela ? dit Grandet en l’interrompant.

— Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête homme qui…

— Donnez-moi cela, mon neveu ; j’irai vous estimer cela là-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, à un centime près. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats.

Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d’or.

— Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons qui pourront vous servir à attacher des rubans à vos poignets. Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment.

— J’accepte sans hésiter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d’intelligence.