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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

surés par la loyauté, par les bienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement, de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac, sept ou huit mois après l’installation du docteur à Nemours, formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacun d’eux comme une fraternité d’arrière-saison, inespérée, et dont les douceurs n’en furent que mieux savourées. Cette famille d’esprits choisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d’eux selon ses goûts : le curé pensait à l’âme, le juge de paix se faisait le curateur, le militaire se promettait de devenir le précepteur ; et, quant à Minoret, il était à la fois le père, la mère et le médecin.

Après s’être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et régla sa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. À cause d’Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais à dîner ; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures du soir et y rester jusqu’à minuit. Les premiers venus trouvaient les journaux sur la table du salon et les lisaient en attendant les autres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s’il était à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent pas seulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chez l’homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laisser troubler son bonheur par l’inquiète curiosité de ses héritiers ni par le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder à cette changeante déesse, l’opinion publique, dont la tyrannie, un des malheurs de la France, allait s’établir et faire de notre pays une même province. Aussi, dès que l’enfant fut sevrée et marcha, renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault, lui avait donnée, en découvrant qu’elle instruisait la maîtresse de poste de tout ce qui se passait chez lui.

La nourrice de la petite Ursule, veuve d’un pauvre ouvrier sans autre nom qu’un nom de baptême et qui venait de Bougival, avait perdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, qui la connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pour nourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresse où sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve de Pierre dit de Bougival, s’attacha naturellement à Ursule comme s’attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles les gardent. Cette aveugle affection maternelle s’augmenta du dévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, la Bougival apprit