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292 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

question dans toute la ville que de ce dévouement fraternel. Chacun pardonnait à Grandet sa vente faite au mépris de la foi jurée entre les propriétaires, en admirant son honneur, en vantant une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractère français de s’enthousiasmer, de se colérer, de se passionner pour le météore du moment, pour les bâtons flottants de l’actualité. Les êtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire ?

Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon.

— Ne lâche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. À onze heures Cornoiller doit se trouver à ma porte avec le berlingot de Froidfond. Écoute-le venir afin de l’empêcher de cogner, et dis-lui d’entrer tout bellement. Les lois de police défendent le tapage nocturne. D’ailleurs le quartier n’a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route.

Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, où Nanon l’entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec précaution. Il ne voulait évidemment réveiller ni sa femme ni sa fille, et surtout ne point exciter l’attention de son neveu, qu’il avait commencé par maudire en apercevant de la lumière dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugénie, préoccupée de son cousin, crut avoir entendu la plainte d’un mourant, et pour elle ce mourant était Charles : elle l’avait quitté si pâle, si désespéré ! peut-être s’était-il tué. Soudain elle s’enveloppa d’une coiffe, espèce de pelisse à capuchon, et voulut sortir. D’abord une vive lumière qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu ; puis elle se rassura bientôt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mêlée au hennissement de plusieurs chevaux.

— Mon père enlèverait-il mon cousin ? se dit-elle en entr’ouvrant sa porte avec assez de précaution pour l’empêcher de crier, mais de manière à voir ce qui se passait dans le corridor.

Tout à coup son œil rencontra celui de son père, dont le regard, quelque vague et insouciant qu’il fût, la glaça de terreur. Le bonhomme et Nanon étaient accouplés par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur épaule droite et soutenait un câble auquel était attaché un barillet semblable à ceux que le père Grandet s’amusait à faire dans son fournil à ses moments perdus.

— Sainte Vierge ! monsieur, ça pèse-t-il ?… dit à voix basse la Nanon.

— Quel malheur que ce ne soit que des gros sous ! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier.