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282 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

fini de mettre un couvert pour six personnes, et où le maître du logis avait monté quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme était pâle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grâce. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait véritablement, et le voile étendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intéressant qui plaît tant aux femmes. Eugénie l’en aima bien davantage. Peut-être aussi le malheur l’avait-il rapproché d’elle. Charles n’était plus ce riche et beau jeune homme placé dans une sphère inabordable pour elle ; mais un parent plongé dans une effroyable misère. La misère enfante l’égalité. La femme a cela de commun avec l’ange que les êtres souffrants lui appartiennent. Charles et Eugénie s’entendirent et se parlèrent des yeux seulement ; car le pauvre dandy déchu, l’orphelin se mit dans un coin, s’y tint muet, calme et fier ; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait à quitter ses tristes pensées, à s’élancer avec elle dans les champs de l’Espérance et de l’Avenir où elle aimait à s’engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur était plus émue du dîner offert par Grandet aux Cruchot qu’elle ne l’avait été la veille par la vente de sa récolte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eût donné son dîner dans la même pensée qui coûta la queue au chien d’Alcibiade, il aurait été peut-être un grand homme ; mais trop supérieur à une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientôt la mort violente et la faillite probable du père de Charles, ils résolurent d’aller dès le soir même chez leur client afin de prendre part à son malheur et lui donner des signes d’amitié, tout en s’informant des motifs qui pouvaient l’avoir déterminé à inviter, en semblable occurrence, les Cruchot à dîner. À cinq heures précises, le président G. de Bonfons et son oncle le notaire arrivèrent endimanchés jusqu’aux dents. Les convives se mirent à table et commencèrent par manger notablement bien. Grandet était grave, Charles silencieux, Eugénie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dîner fut un véritable repas de condoléance. Quand on se leva de table, Charles dit à sa tante et à son oncle : — Permettez-moi de me retirer. Je suis obligé de m’occuper d’une longue et triste correspondance.