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  Eugénie Grandet. 265

— Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? leur demanda-t-il.

— Mais voilà mon père, dit Eugénie.

— Eh ! bien ?…

Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout.

— Ah ! ah ! vous avez fait fête à votre neveu, c’est bien, très bien, c’est fort bien ! dit-il sans bégayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers.

— Fête ?… se dit Charles, incapable de soupçonner le régime et les mœurs de cette maison.

— Donne-moi mon verre, Nanon ? dit le bonhomme.

Eugénie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne à grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l’étendit soigneusement, et se mit à manger debout. En ce moment, Charles sucrait son café. Le père Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pâlit, et fit trois pas ; il se pencha vers l’oreille de la pauvre vieille, et lui dit : — Où donc avez-vous pris tout ce sucre ?

— Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas.

Il est impossible de se figurer l’intérêt profond que cette scène muette offrait à ces trois femmes : Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s’y passeraient. Charles ayant goûté son café, le trouva trop amer et chercha le sucre que Grandet avait déjà serré.

— Que voulez-vous, mon neveu ? lui dit le bonhomme.

— Le sucre.

— Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira.

Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d’un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une échelle de soie, ne montre pas plus de courage que n’en déployait Eugénie en remettant le sucre sur la table. L’amant récompensera sa Parisienne qui lui fera voir orgueilleusement un beau bras meurtri dont chaque veine flétrie sera baignée de larmes, de baisers, et guérie par le plaisir ; tandis que Charles ne devait jamais être dans le secret des profondes agitations qui brisaient le cœur de sa cousine, alors foudroyée par le regard du vieux tonnelier.

— Tu ne manges pas, ma femme ?