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258 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc.


— Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire.

Ce mot glaça maître Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions de Grandet de Saumur.

— Et son fils, si joyeux hier…

— Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme.

— Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot, qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons.

En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour l’embrasser avec cette vive effusion de cœur que nous cause un chagrin secret, était déjà sur son siége à patins, et se tricotait des manches pour l’hiver.

— Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre à quatre, l’enfant dort comme un chérubin. Qu’il est gentil les yeux fermés ! Je suis entrée, je l’ai appelé. Ah bien oui ! personne.

— Laisse-le dormir, dit Grandet, il s’éveillera toujours assez tôt aujourd’hui pour apprendre de mauvaises nouvelles.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s’amusait à couper lui-même à ses heures perdues. Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari.

— Son père s’est brûlé la cervelle.

— Mon oncle ?… dit Eugénie.

— Le pauvre jeune homme ! s’écria madame Grandet.

— Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou.

— Hé ! ben, il dort comme s’il était le roi de la terre, dit Nanon d’un accent doux.