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  Eugénie Grandet. 255

— Monsieur, dit-elle au second voyage de son maître qui avait fermé le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine à cause de votre…?

— Oui.

— Faudra que j’aille à la boucherie.

— Pas du tout ; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t’en laisseront pas chômer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.

— C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?

— Tu es bête, Nanon ! ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? Le père Grandet n’ayant plus d’ordre à donner, tira sa montre ; et voyant qu’il pouvait encore disposer d’une demi-heure avant le déjeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit : — Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies ? j’ai quelque chose à y faire.

Eugénie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublé de taffetas rose ; puis, le père et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu’à la place.

— Où dévalez-vous donc si matin ? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet.

— Voir quelque chose, répondit le bonhomme sans être la dupe de la promenade matinale de son ami.

Quand le père Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expérience qu’il y avait toujours quelque chose à gagner avec lui. Donc il l’accompagna.

— Venez, Cruchot ? dit Grandet au notaire. Vous êtes de mes amis, je vais vous démontrer comme quoi c’est une bêtise de planter des peupliers dans de bonnes terres…

— Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpés pour ceux qui étaient dans vos prairies de la Loire, dit maître Cruchot en ouvrant des yeux hébétés. Avez-vous eu du bonheur ?… Couper vos arbres au moment où l’on manquait de bois blanc à Nantes, et les vendre trente francs !

Eugénie écoutait sans savoir qu’elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain. Grandet était arrivé aux magnifiques prairies qu’il possédait au bord de la Loire, et où trente