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240 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

rien. J’ai la douleur de devoir près de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d’actif. Mes vins emmagasinés éprouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l’abondance et la qualité de vos récoltes. Dans trois jours, Paris dira : « Monsieur Grandet était un fripon ! » Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d’infamie. Je ravis à mon fils et son nom que j’entache et la fortune de sa mère. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j’idolâtre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s’épanchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour ? Mon frère, mon frère, la malédiction de nos enfants est épouvantable ; ils peuvent appeler de la nôtre, mais la leur est irrévocable. Grandet, tu es mon aîné, tu me dois ta protection : fais que Charles ne jette aucune parole amère sur ma tombe ! Mon frère, si je t’écrivais avec mon sang et mes larmes ; il n’y aurait pas autant de douleurs que j’en mets dans cette lettre ; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus ; mais je souffre et vois la mort d’un œil sec. Te voilà donc le père de Charles ! il n’a point de parents du côté maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n’ai-je pas obéi aux préjugés sociaux ? Pourquoi ai-je cédé à l’amour ? Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d’un grand seigneur ? Charles n’a plus de famille. Ô mon malheureux fils ! mon fils ! Écoute, Grandet, je ne suis pas venu t’implorer pour moi ; d’ailleurs tes biens ne sont peut-être pas assez considérables pour supporter une hypothèque de trois millions ; mais pour mon fils ! Sache-le bien, mon frère, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant à toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de père. Il m’aimait bien, Charles ; j’étais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais : il ne me maudira pas. D’ailleurs, tu verras ; il est doux, il tient de sa mère, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant ! accoutumé aux jouissances du luxe, il ne connaît aucune des privations auxquelles nous a condamnés l’un et l’autre notre première misère… Et le voilà ruiné, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c’est moi qui serai la cause de ses humiliations. Ah ! je voudrais avoir le bras assez fort pour l’envoyer d’un seul coup dans les cieux près de sa mère. Folie ! je reviens à mon malheur, à celui de Charles. Je te l’ai donc envoyé pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort à venir. Sois un père pour lui, mais un bon père.