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  Eugénie Grandet. 239

L’abbé regarda malicieusement la mère.

— Oui, monsieur, dit-elle.

— Vous étiez donc bien jeune à Paris ? reprit Charles en s’adressant à Adolphe.

— Que voulez-vous, monsieur, dit l’abbé, nous les envoyons à Babylone aussitôt qu’ils sont sevrés.

Madame des Grassins interrogea l’abbé par un regard d’une étonnante profondeur.

— Il faut venir en province, dit-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques années aussi fraîches que l’est madame, après avoir eu des fils bientôt Licenciés en Droit. Il me semble être encore au jour où les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l’abbé en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succès sont d’hier…

— Oh ! le vieux scélérat ! se dit en elle-même madame des Grassins, me devinerait-il donc ?

— Il paraît que j’aurai beaucoup de succès à Saumur, se disait Charles en déboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard à travers les espaces pour imiter la pose donnée à lord Byron par Chantrey.

L’inattention du père Grandet, ou, pour mieux dire, la préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n’échappèrent ni au notaire ni au président, qui tâchaient d’en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement éclairée par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D’ailleurs, chacun pourra se peindre la contenance affectée par cet homme en lisant la fatale lettre que voici :

« Mon frère, voici bientôt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a été l’objet de notre dernière entrevue, après laquelle nous nous sommes quittés joyeux l’un et l’autre. Certes je ne pouvais guère prévoir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, à la prospérité de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n’existerai plus. Dans la position où j’étais, je n’ai pas voulu survivre à la honte d’une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu’au dernier moment, espérant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes réunies de mon agent de change et de Roguin, mon notaire, m’emportent mes dernières ressources et ne me laissent