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  Eugénie Grandet. 235

parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salle, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouches y avaient imprimés et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer l’Encyclopédie méthodique et le Moniteur, aussitôt les joueurs de loto levaient le nez et le considéraient avec autant de curiosité qu’ils en eussent manifesté pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d’un homme à la mode n’était pas inconnue, s’associèrent néanmoins à l’étonnement de leurs voisins, soit qu’ils éprouvassent l’indéfinissable influence d’un sentiment général, soit qu’ils l’approuvassent en disant à leurs compatriotes par des œillades pleines d’ironie : — Voilà comme ils sont à Paris. Tous pouvaient d’ailleurs observer Charles à loisir, sans craindre de déplaire au maître du logis. Grandet était absorbé dans la longue lettre qu’il tenait, et il avait pris pour la lire l’unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hôtes ni de leur plaisir. Eugénie, à qui le type d’une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, était entièrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. Elle respirait avec délices les parfums exhalés par cette chevelure si brillante, si gracieusement bouclée. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraîcheur et la délicatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut résumer les impressions que le jeune élégant produisit sur une ignorante fille sans cesse occupée à rapetasser des bas, à ravauder la garde-robe de son père, et dont la vie s’était écoulée sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d’un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son cœur les émotions de fine volupté que causent à un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinées par Westall dans les Keepsake anglais et gravées par les Finden d’un burin si habile, qu’on a peur, en soufflant sur le vélin, de faire envoler ces apparitions célestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brodé par la grande dame qui voyageait en Écosse. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour pendant les heures perdues pour l’amour, Eugénie regarda son cousin pour savoir s’il allait bien réellement s’en servir. Les manières de Charles, ses gestes, la façon dont il prenait son lorgnon, son impertinence affectée, son mépris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héritière et qu’il trouvait