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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

amitié si divine qu’elle va jusqu’à l’entier sacrifice de mon bonheur, de mes espérances ?… Et vous savez que je me suis souvent reproché d’asseoir mon amour sur un tombeau, de le savoir ajourné au lendemain de la mort de cette vieille dame. Si Savinien est riche et heureux par une autre, j’ai précisément assez pour payer ma dot au couvent où j’entrerai promptement. Il ne doit pas plus y avoir dans le cœur d’une femme deux amours qu’il n’y a deux maîtres dans le ciel. La vie religieuse aura des attraits pour moi.

— Il ne pouvait pas laisser aller sa mère seule au Rouvre, dit doucement le bon prêtre.

— N’en parlons plus, mon bon monsieur Chaperon, je lui écrirai ce soir pour lui donner sa liberté. Je suis enchantée d’avoir à fermer les fenêtres de cette salle.

Et elle mit le vieillard au fait des lettres anonymes en lui disant qu’elle ne voulait pas autoriser les poursuites de son amant inconnu.

— Eh ! c’est une lettre anonyme adressée à madame de Portenduère qui l’a fait aller au Rouvre, s’écria le curé. Vous êtes sans doute persécutée par de méchantes gens.

— Et pourquoi ? Ni Savinien ni moi, nous n’avons fait de mal à personne, et nous ne blessons plus aucun intérêt ici.

— Enfin, ma petite, nous profiterons de cette bourrasque, qui disperse notre société, pour ranger la bibliothèque de notre pauvre ami. Les livres restent en tas, Bongrand et moi nous les mettrons en ordre, car nous pensons à y faire des recherches. Placez votre confiance en Dieu ; mais songez aussi que vous avez dans le bon juge de paix et en moi deux amis dévoués.

— C’est beaucoup, dit-elle en reconduisant le curé jusque sur le seuil de son allée en tendant le cou comme un oiseau qui regarde hors de son nid, espérant encore apercevoir Savinien.

En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenade dans les prairies, s’arrêtèrent en passant, et l’héritier du docteur dit à Ursule : — Qu’avez-vous, ma cousine ? car nous sommes toujours cousins, n’est-ce pas ? vous paraissez changée.

Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu’elle en fut effrayée : elle rentra sans répondre.

— Elle est farouche, dit Minoret au curé.

— Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas de sa porte avec des hommes ; elle est trop jeune…