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URSULE MIROUET.

— C’est une langue qui s’éteint, dit madame Crémière.

Quand, vers deux heures du matin, il ne resta plus dans le salon que Savinien, Bongrand et le curé Chaperon, le vieux docteur dit en leur montrant Ursule, charmante en habit de bal, qui venait de dire adieu aux jeunes demoiselles Crémière et Massin : — C’est à vous, mes amis, que je la confie ! Dans quelques jours je ne serai plus là pour la protéger ; mettez-vous tous entre elle et le monde, jusqu’à ce qu’elle soit mariée… J’ai peur pour elle.

Ces paroles firent une impression pénible. Le compte, rendu quelques jours après en conseil de famille, établissait le docteur Minoret reliquataire de dix mille six cents francs, tant pour les arrérages de l’inscription de quatorze cents francs de rente dont l’acquisition était expliquée par l’emploi du legs du capitaine de Jordy que pour un petit capital de cinq mille francs provenant des dons faits, depuis quinze ans, par le docteur à sa pupille, à leurs jours de fête ou anniversaires de naissance respectifs.

Cette authentique reddition de compte avait été recommandée par le juge de paix qui redoutait les effets de la mort du docteur Minoret, et qui, malheureusement, avait raison. Le lendemain de l’acceptation du compte de tutelle qui rendait Ursule riche de dix mille six cents francs et de quatorze cents francs de rente, le vieillard fut pris d’une faiblesse qui le contraignit à garder le lit. Malgré la discrétion qui enveloppait la maison du docteur, le bruit de sa mort se répandit en ville où les héritiers coururent par les rues comme les grains d’un chapelet dont le fil est rompu. Massin, qui vint savoir les nouvelles, apprit d’Ursule elle-même que le bonhomme était au lit. Malheureusement le médecin de Nemours avait déclaré que le moment où Minoret s’aliterait serait celui de sa mort. Dès lors, malgré le froid, les héritiers stationnèrent dans les rues, sur la place ou sur le pas de leurs portes, occupés à causer de cet événement attendu depuis si longtemps, et à épier le moment où le curé porterait au vieux docteur les sacrements dans l’appareil en usage dans les villes de province. Aussi, quand, deux jours après, l’abbé Chaperon, accompagné de son vicaire et des enfants de chœur, précédé du sacristain portant la croix, traversa la Grand’rue, les héritiers se joignirent-ils à lui pour occuper la maison, empêcher toute soustraction et jeter leurs mains avides sur les trésors présumés. Lorsque le docteur aperçut, à travers le clergé, ses héritiers agenouillés qui, loin de prier, l’observaient par des regards