Page:Balzac - Œuvres complètes Tome 5 (1855).djvu/126

Cette page a été validée par deux contributeurs.
123
URSULE MIROUET.

— Mon ami, dit-il, Ursule est une véritable sensitive qu’une parole amère tuerait. Pour elle, vous devrez modérer l’éclat de l’amour. Ah ! si vous l’eussiez aimée depuis seize ans, vous vous seriez contenté de sa parole, ajouta-t-il pour se venger du mot par lequel Savinien avait terminé sa dernière lettre.

Deux jours après, Savinien partit. Malgré les lettres qu’il écrivit régulièrement à Ursule, elle fut en proie à une maladie sans cause sensible. Semblable à ces beaux fruits attaqués par un ver, une pensée lui rongeait le cœur. Elle perdit l’appétit et ses belles couleurs. Quand son parrain lui demanda la première fois ce qu’elle éprouvait : — Je voudrais voir la mer, dit-elle.

— Il est difficile de te mener en décembre voir un port de mer, lui répondit le vieillard.

— Irais-je donc ? dit-elle.

De grands vents s’élevaient-ils, Ursule éprouvait des commotions en croyant, malgré les savantes distinctions de son parrain, du curé, du juge de paix entre les vents de mer et ceux de terre, que Savinien se trouvait aux prises avec un ouragan. Le juge de paix la rendit heureuse pour quelques jours avec une gravure qui représentait un aspirant en costume. Elle lisait les journaux en imaginant qu’ils donneraient des nouvelles de la croisière pour laquelle Savinien était parti. Elle dévora les romans maritimes de Cooper, et voulut apprendre les termes de marine. Ces preuves de la fixité de la pensée, souvent jouées par les autres femmes, furent si naturelles chez Ursule qu’elle vit en rêve chacune des lettres de Savinien, et ne manqua jamais à les annoncer le matin même en racontant le songe avant-coureur.

— Maintenant, dit-elle au docteur, la quatrième fois que ce fait eut lieu sans que le curé et le médecin en fussent surpris, je suis tranquille : à quelque distance que Savinien soit, s’il est blessé, je le sentirai dans le même instant.

Le vieux médecin resta plongé dans une profonde méditation que le juge de paix et le curé jugèrent douloureuse, à voir l’expression de son visage.

— Qu’avez-vous ? lui demandèrent-ils quand Ursule les eut laissés seuls.

— Vivra-t-elle ? répondit le vieux médecin. Une si délicate et si tendre fleur résistera-t-elle à des peines de cœur ?

Néanmoins la petite rêveuse, comme la surnomma le curé,