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desquelles on veut se livrer. Loin de le décourager, la rage de l’ambitieux repoussé donnait à Lucien de nouvelles forces. Comme tous les gens emmenés par leur instinct dans une sphère élevée où ils arrivent avant de pouvoir s’y soutenir, il se promettait de tout sacrifier pour demeurer dans la haute société. Chemin faisant, il ôtait un à un les traits envenimés qu’il avait reçus, il se parlait tout haut à lui-même, il gourmandait les niais auxquels il avait eu affaire ; il trouvait des réponses fines aux sottes demandes qu’on lui avait faites, et se désespérait d’avoir ainsi de l’esprit après coup. En arrivant sur la route de Bordeaux qui serpente au bas de la montagne et côtoie les rives de la Charente, il crut voir, au clair de lune, Ève et David assis sur une solive au bord de la rivière, près d’une fabrique, et descendit vers eux par un sentier.

Pendant que Lucien courait à sa torture chez madame de Bargeton, sa sœur avait pris une robe de percaline rose à mille raies, son chapeau de paille cousue, un petit châle de soie ; mise simple qui faisait croire qu’elle était parée, comme il arrive à toutes les personnes chez lesquelles une grandeur naturelle rehausse les moindres accessoires. Aussi, quand elle quittait son costume d’ouvrière, intimidait-elle prodigieusement David. Quoique l’imprimeur se fût résolu à parler de lui-même, il ne trouva plus rien à dire quand il donna le bras à la belle Ève pour traverser l’Houmeau. L’amour se plaît dans ces respectueuses terreurs, semblables à celles que la gloire de Dieu cause aux Fidèles. Les deux amants marchèrent silencieusement vers le pont Sainte-Anne afin de gagner la rive gauche de la Charente. Ève, qui trouva ce silence gênant, s’arrêta vers le milieu du pont pour contempler la rivière qui de là jusqu’à l’endroit où se construisait la poudrerie, forme une longue nappe où le soleil couchant jetait alors une joyeuse traînée de lumière.

— La belle soirée ! dit-elle en cherchant un sujet de conversation, l’air est à la fois tiède et frais, les fleurs embaument, le ciel est magnifique.

— Tout parle au cœur, répondit David en essayant d’arriver à son amour par analogie. Il y a pour les gens aimants un plaisir infini à trouver dans les accidents d’un paysage, dans la transparence de l’air, dans les parfums de la terre, la poésie qu’ils ont dans l’âme. La nature parle pour eux.

— Et elle leur délie aussi la langue, dit Ève en riant. Vous étiez