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ILLUSIONS PERDUES : LES DEUX POÈTES.

— Qu’avez-vous donc ? demanda monsieur Postel en posant son éprouvette sur la table du laboratoire.

— Est-il venu quelque lettre pour moi ?

— Oui, une qui flaire comme baume ! elle est auprès de mon pupitre sur le comptoir.

La lettre de madame de Bargeton mêlée aux bocaux de la pharmacie ! Lucien s’élança dans la boutique.

— Dépêche-toi Lucien ! ton dîner t’attend depuis une heure, il sera froid, cria doucement une jolie voix à travers une fenêtre entr’ouverte et que Lucien n’entendit pas.

— Il est toqué, votre frère, mademoiselle, dit Postel en levant le nez.

Ce célibataire, assez semblable à une petite tonne d’eau-de-vie sur laquelle la fantaisie d’un peintre aurait mis une grosse figure grêlée de petite vérole et rougeaude, prit en regardant Ève un air cérémonieux et agréable qui prouvait qu’il pensait à épouser la fille de son prédécesseur, sans pouvoir mettre fin au combat que l’amour et l’intérêt se livraient dans son cœur. Aussi disait-il souvent à Lucien en souriant la phrase qu’il lui redit quand le jeune homme repassa près de lui : — Elle est fameusement jolie, votre sœur ! Vous n’êtes pas mal non plus ! Votre père faisait tout bien.

Ève était une grande brune, aux cheveux noirs, aux yeux bleus. Quoiqu’elle offrît les symptômes d’un caractère viril, elle était douce, tendre et dévouée. Sa candeur, sa naïveté, sa tranquille résignation à une vie laborieuse, sa sagesse que nulle médisance n’attaquait avaient dû séduire David Séchard. Aussi, depuis leur première entrevue, une sourde et simple passion s’était-elle émue entre eux, à l’allemande, sans manifestations bruyantes ni déclarations empressées. Chacun d’eux avait pensé secrètement à l’autre, comme s’ils eussent été séparés par quelque mari jaloux que ce sentiment aurait offensé. Tous deux se cachaient de Lucien, à qui peut-être ils croyaient porter quelque dommage. David avait peur de ne pas plaire à Ève, qui, de son côté, se laissait aller aux timidités de l’indigence. Une véritable ouvrière aurait eu de la hardiesse, mais une enfant bien élevée et déchue se conformait à sa triste fortune. Modeste en apparence, fière en réalité, Ève ne voulait pas courir sus au fils d’un homme qui passait pour riche. En ce moment, les gens au fait de la valeur croissante des propriétés, estimaient à plus de quatre-vingt mille francs le domaine de Marsac,