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violentes. Il faut tout oser pour tout avoir. Raisonnons. Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les règles sont là, vous les acceptez.

— Allons, pensa Lucien, il connaît la bouillotte.

— Comment vous conduisez-vous à la bouillotte ?… dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise ? Non seulement vous cachez votre jeu, mais encore vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n’est-ce pas ?… Vous mentez pour gagner cinq louis !… Que diriez-vous d’un joueur assez généreux pour prévenir les autres qu’il a brelan carré ? Eh ! bien, l’ambitieux qui veut lutter avec les préceptes de la vertu, dans une carrière où ses antagonistes s’en privent, est un enfant à qui les vieux politiques diraient ce que les joueurs disent à celui qui ne profite pas de ses brelans : — Monsieur, ne jouez jamais à la bouillotte… Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu de l’ambition ? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société ?… C’est qu’aujourd’hui, jeune homme, la Société s’est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l’individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs, c’est-à-dire des simagrées, toujours la forme.

Lucien fit un geste d’étonnement.

— Ah ! mon enfant, dit le prêtre en craignant d’avoir révolté la candeur de Lucien, vous attendiez-vous à trouver l’ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois (je suis l’intermédiaire entre Ferdinand VII et Louis XVIII, deux grands… rois qui doivent tous deux la couronne à de profondes… combinaisons) ?… Je crois en Dieu, mais je crois bien plus en notre Ordre, et notre Ordre ne croit qu’au pouvoir temporel. Pour rendre le pouvoir temporel très-fort, notre Ordre maintient l’Église apostolique, catholique et romaine, c’est-à-dire l’ensemble des sentiments qui tiennent le peuple dans l’obéissance. Nous sommes les Templiers modernes, nous avons une doctrine. Comme le Temple, notre Ordre fut brisé par les mêmes raisons : il s’était égalé au monde. Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu’en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain, et