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vous pourquoi vous devez vous conduire ainsi ?… Vous voulez dominer le monde, n’est-ce pas ? il faut commencer par lui obéir et le bien étudier. Les savants étudient les livres, les politiques étudient les hommes, leurs intérêts, les causes génératrices de leurs actions. Or le monde, la société, les hommes pris dans leur ensemble, sont fatalistes ; ils adorent l’événement. Savez-vous pourquoi je vous fais ce petit cours d’histoire ? c’est que je vous crois une ambition démesurée…

— Oui, mon père !

— Je l’ai bien vu, reprit le chanoine. Mais en ce moment vous vous dites : Ce chanoine espagnol invente des anecdotes et pressure l’histoire pour me prouver que j’ai eu trop de vertu…

Lucien se prit à sourire en voyant ses pensées si bien devinées.

— Eh ! bien, jeune homme, prenons des faits passés à l’état de banalité, dit le prêtre. Un jour la France est à peu près conquise par les Anglais, le roi n’a plus qu’une province. Du sein du peuple deux êtres se dressent : une pauvre jeune fille, cette même Jeanne d’Arc dont nous parlions ; puis un bourgeois nommé Jacques Cœur. L’une donne son bras et le prestige de sa virginité, l’autre donne son or : le royaume est sauvé. Mais la fille est prise !… Le roi, qui peut racheter la fille, la laisse brûler vive. Quant à l’héroïque bourgeois, le roi le laisse accuser de crimes capitaux par ses courtisans qui en font curée. Les dépouilles de l’innocent traqué, cerné, abattu par la justice enrichissent cinq maisons nobles… Et le père de l’archevêque de Bourges sort du royaume, pour n’y jamais revenir, sans un sou de ses biens en France, n’ayant d’autre argent à lui que celui qu’il avait confié aux Arabes, aux Sarrasins en Égypte. Vous pouvez dire encore : Ces exemples sont bien vieux, toutes ces ingratitudes ont trois cents ans d’Instruction Publique, et les squelettes de cet âge-là sont fabuleux. Eh ! bien, jeune homme, croyez-vous au dernier demi-dieu de la France, à Napoléon ? Il a tenu l’un de ses généraux dans sa disgrâce, il ne l’a fait maréchal qu’à contrecœur, jamais il ne s’en est servi volontiers. Ce maréchal se nomme Kellermann. Savez-vous pourquoi ?….. Kellermann a sauvé la France et le premier consul à Marengo par une charge audacieuse qui fut applaudie au milieu du sang et du feu. Il ne fut même pas question de cette charge héroïque dans le bulletin. La cause de la froideur de Napoléon pour Kellermann est aussi la cause de la dis-