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lais. Eh ! bien, jeune homme, qu’auriez-vous fait en recevant cette lettre ?…

— Je serais allé sur-le-champ avertir mon bienfaiteur, s’écria vivement Lucien.

— Vous êtes bien encore l’enfant que révèle le récit de votre existence, dit le prêtre. Notre homme s’est dit : Si le roi va jusqu’au crime, mon bienfaiteur est perdu. Je dois avoir reçu cette lettre trop tard, et il a dormi jusqu’à l’heure où l’on tuait le favori…

— C’est un monstre ! dit Lucien, qui soupçonna chez le prêtre l’intention de l’éprouver.

— Il s’appelle le cardinal de Richelieu, répondit le chanoine, et son bienfaiteur a nom le maréchal d’Ancre. Vous voyez bien que vous ne connaissez pas votre histoire de France. N’avais-je pas raison de vous dire que l’histoire enseignée dans les colléges est une collection de dates et de faits, excessivement douteuse d’abord, mais sans la moindre portée. À quoi vous sert-il de savoir que Jeanne d’Arc a existé ? En avez-vous jamais tiré cette conclusion que si la France avait alors accepté la dynastie angevine des Plantagenets, les deux peuples réunis auraient aujourd’hui l’empire du monde et que les deux îles où se forgent les troubles politiques du continent seraient deux provinces françaises ?… Mais avez-vous étudié les moyens par lesquels les Médicis, de simples marchands, sont arrivés à être Grands-Ducs de Toscane ?

— Un poète, en France, n’est pas tenu d’être un bénédictin, dit Lucien.

— Eh ! bien, jeune homme, ils sont devenus Grands-Ducs, comme Richelieu devint Ministre. Si vous aviez cherché dans l’histoire les causes humaines des événements, au lieu d’en apprendre par cœur les étiquettes, vous en auriez tiré des préceptes pour votre conduite. De ce que je viens de prendre au hasard dans la collection des faits vrais résulte cette loi : Ne voyez dans les hommes et surtout dans les femmes que des instruments ; mais ne le leur laissez pas voir. Adorez comme Dieu même celui qui, placé plus haut que vous, peut vous être utile, et ne le quittez pas qu’il n’ait payé très-cher votre servilité. Dans le commerce du monde, soyez enfin âpre comme le juif et bas comme lui : faites pour la puissance tout ce qu’il fait pour l’argent. Mais aussi n’ayez pas plus de souci de l’homme tombé que s’il n’avait jamais existé. Savez-