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« Deux heures.

» Oui, je l’ai bien résolu. Adieu donc pour toujours, ma chère Ève. J’éprouve quelque douceur à penser que je ne vivrai plus que dans vos cœurs. Là sera ma tombe,… je n’en veux pas d’autre. Encore adieu !… C’est le dernier de ton frère

» Lucien. »

Après avoir écrit cette lettre, Lucien descendit sans faire aucun bruit, il la posa sur le berceau de son neveu, déposa sur le front de sa sœur endormie un dernier baiser trempé de larmes, et sortit. Il éteignit son bougeoir au crépuscule, et, après avoir regardé cette vieille maison une dernière fois, il ouvrit tout doucement la porte de l’allée ; mais, malgré ses précautions, il éveilla Kolb qui couchait sur un matelas à terre dans l’atelier.

— Qui fa là ?… s’écria Kolb.

— C’est moi, dit Lucien, je m’en vais, Kolb.

— Vus auriez mieux vait te ne chamais fenir, se dit Kolb à lui-même, mais assez haut pour que Lucien l’entendît.

— J’aurais bien fait de ne jamais venir au monde, répondit Lucien. Adieu, Kolb, je ne t’en veux pas d’une pensée que j’ai moi-même. Tu diras à David que ma dernière aspiration aura été un regret de n’avoir pu l’embrasser.

Lorsque l’Alsacien fut debout et habillé, Lucien avait fermé la porte de la maison, et il descendait vers la Charente, par la promenade de Beaulieu, mis comme s’il allait à une fête, car il s’était fait un linceul de ses habits parisiens et de son joli harnais de dandy. Frappé de l’accent et des dernières paroles de Lucien, Kolb voulut aller savoir si sa maîtresse était instruite du départ de son frère et si elle en avait reçu les adieux ; mais, en trouvant la maison plongée en un profond silence, il pensa que ce départ était sans doute convenu, et il se recoucha.

On a, relativement à la gravité du sujet, écrit très-peu sur le suicide, on ne l’a pas observé. Peut-être cette maladie est-elle inobservable Le suicide est l’effet d’un sentiment que nous nommerons, si vous voulez, l’estime de soi-même, pour ne pas le confondre avec le mot honneur. Le jour où l’homme se méprise, le jour où il se voit méprisé, le moment où la réalité de la vie est en