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tres. La mort me semble préférable à une vie incomplète ; et, dans quelque position que je me suppose, mon excessive vanité me ferait commettre des sottises. Certains êtres sont comme des zéros, il leur faut un chiffre qui les précède, et leur néant acquiert alors une valeur décuple. Je ne puis acquérir de valeur que par un mariage avec une volonté forte, impitoyable. Madame de Bargeton était bien ma femme, j’ai manqué ma vie en n’abandonnant pas Coralie pour elle. David et toi vous pourriez être d’excellents pilotes pour moi ; mais vous n’êtes pas assez forts pour dompter ma faiblesse qui se dérobe en quelque sorte à la domination. J’aime une vie facile, sans ennuis ; et, pour me débarrasser d’une contrariété, je suis d’une lâcheté qui peut me mener très-loin. Je suis né prince. J’ai plus de dextérité d’esprit qu’il n’en faut pour parvenir, mais je n’en ai que pendant un moment, et le prix dans une carrière parcourue par tant d’ambitieux est à celui qui n’en déploie que le nécessaire et qui s’en trouve encore assez au bout de la journée. Je ferais le mal comme je viens de le faire ici, avec les meilleures intentions du monde. Il y a des hommes-chênes, je ne suis peut-être qu’un arbuste élégant, et j’ai la prétention d’être un cèdre. Voilà mon bilan écrit. Ce désaccord entre mes moyens et mes désirs, ce défaut d’équilibre annulera toujours mes efforts. Il y a beaucoup de ces caractères dans la classe lettrée à cause des disproportions continuelles entre l’intelligence et le caractère, entre le vouloir et le désir. Quel serait mon destin ? je puis le voir par avance en me souvenant de quelques vieilles gloires parisiennes que j’ai vues oubliées. Au seuil de la vieillesse, je serai plus vieux que mon âge, sans fortune et sans considération. Tout mon être actuel repousse une pareille vieillesse : je ne veux pas être un haillon social. Chère sœur, adorée autant pour tes dernières rigueurs que pour tes premières tendresses, si nous avons payé cher le plaisir que j’ai eu à te revoir, toi et David, plus tard vous penserez peut-être que nul prix n’était trop élevé pour les dernières félicités d’un pauvre être qui vous aimait !… Ne faites aucune recherche ni de moi, ni de ma destinée : au moins mon esprit m’aura-t-il servi dans l’exécution de mes volontés. La résignation, mon ange, est un suicide quotidien, moi je n’ai de résignation que pour un jour, je vais en profiter aujourd’hui… »