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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

à lui faire quelque lecture un autre jour. N’était-ce pas une première entente ? Monsieur Sixte du Châtelet fut mécontent de cette réception. Il aperçut tardivement un rival dans ce beau jeune homme, qu’il reconduisit jusqu’au détour de la première rampe au-dessous de Beaulieu dans le dessein de le soumettre à sa diplomatie. Lucien ne fut pas médiocrement étonné d’entendre le Directeur des Contributions indirectes se vantant de l’avoir introduit et lui donnant à ce titre des conseils.

« Plût à Dieu qu’il fût mieux traité que lui, disait monsieur du Châtelet. La cour était moins impertinente que cette société de ganaches. On y recevait des blessures mortelles, on y essuyait d’affreux dédains. La révolution de 1789 recommencerait si ces gens-là ne se réformaient pas. Quant à lui, s’il continuait d’aller dans cette maison, c’était par goût pour madame de Bargeton, la seule femme un peu propre qu’il y eût à Angoulême, à laquelle il avait fait la cour par désœuvrement et de laquelle il était devenu follement amoureux. Il allait bientôt la posséder, il était aimé, tout le lui présageait. La soumission de cette reine orgueilleuse serait la seule vengeance qu’il tirerait de cette sotte maisonnée de hobereaux. »

Châtelet exprima sa passion en homme capable de tuer un rival s’il en rencontrait un. Le vieux papillon impérial tomba de tout son poids sur le pauvre poète, en essayant de l’écraser sous son importance et de lui faire peur. Il se grandit en racontant les périls de son voyage grossis ; mais s’il imposa à l’imagination du poète, il n’effraya point l’amant.

Depuis cette soirée, nonobstant le vieux fat, malgré ses menaces et sa contenance de spadassin bourgeois, Lucien était revenu chez madame de Bargeton, d’abord avec la discrétion d’un homme de l’Houmeau ; puis il se familiarisa bientôt avec ce qui lui avait paru d’abord une énorme faveur, et vint la voir de plus en plus souvent. Le fils d’un pharmacien fut pris par les gens de cette société pour un être sans conséquence. Dans les commencements, si quelque gentilhomme ou quelques femmes venus en visite chez Naïs rencontraient Lucien, tous avaient pour lui l’accablante politesse dont usent les gens comme il faut avec leurs inférieurs. Lucien trouva d’abord ce monde fort gracieux ; mais, plus tard, il reconnut le sentiment d’où procédaient ces fallacieux égards. Bientôt il surprit quelques airs protecteurs qui remuèrent son fiel et le confirmèrent dans les haineuses idées républicaines par lesquelles beaucoup de ces futurs Pa-